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DROIT

Le droit est l'ensemble des règles générales et abstraites indiquant ce qui doit être fait dans un cas donné, édictées ou reconnues par un organe officiel, régissant l'organisation et le déroulement des relations sociales et dont le respect est en principe assuré par des moyens de contrainte organisés par l'État.


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L'ancien régime et la révolution (i856)

Après De la démocratie en Amérique (1835-l840) qui le rendit célèbre, Alexis de Tocqueville publie l'Ancien Régime et la Révolution qui eut un grand retentissement. De l'aveu de son auteur, l'ouvrage n'est pas une histoire de la Révolution mais une étude sw cette Révolution. Le projet essentiel est "d'éclairer les lois par l'histoire et l'histoire par les lois". Héritier de Montesquieu, Tocqueville ne sépare pas sa réflexion historique, sociologique et philosophique sur les lois d'une minutieuse analyse des fonctions institutionnelles du droit. C'est la nature mASme d'un régime politique qui se définit par des pratiques juridiques et des formes d'administration. Les systèmes de législation ne sont pas étudiés ou jugés en eux-mASmes, en fonction d'une norme transcendante, mais comme des modalités d'administration de la justice. Dans une situation historique déterminée, il convient toujours d'examiner comment et par qui l'ordre juridique et la pratique judiciaire sont effectivement administrés.
L'étude de la Révolution franA§aise est inséparable de celle de l'Ancien Régime, tant il est vrai qu'elle est "sortie comme d'elle-mASme de la société qu'elle allait détruire". Dans le chapitre I du livre II de son ouvrage, Tocqueville se propose de rendre compte d'un paradoxe surprenant : la Révolution franA§aise a éclaté lA  où les institutions du droit médiél ou féodal ne s'étaient guère conservées, de telle sorte que ce qui en demeurait, apparaissait au peuple insupporle. Or, c'est le droit de propriété qui est au cour mASme de cette apparente contradiction. La terre est divisée en une infinité de petites propriétés, morcelées par la transmission de l'héritage, alors que les propriétaires sont soumis A  toutes sortes de contraintes, comme les corvées, dans la gestion et l'exploitation de leur patrimoine. Tocqueville analyse cette situation qui résulte d'un exercice concret du droit de propriété pour montrer comment A  partir de ce droit et de la mentalité qu'il suscite, les paysans en vinrent A  contester avec violence les survinces du droit féodal.


CHAPITRE PREMIER

Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple en France que partout ailleurs
Une chose surprend au premier abord : la Révolution, dont l'objet propre était d'abolir partout le reste des institutions du moyen age, n'a pas éclaté dans les contrées où ces institutions, mieux conservées, faisaient le plus sendr au peuple leur gASne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles les lui faisaient sentir le moins ; de telle sorte que leur joug a paru le plus insupporle lA  où il était en réalité le moins lourd.
Dans presque aucune partie de l'Allemagne, A  la fin du XVIIIe siècle, le serge n'était encore complètement aboli, et, dans la plupart, le peuple demeurait positivement attaché A  la glèbe, comme au moyen age. Presque tous les soldats qui composaient les armées de Frédéric II et de Marie-Thérèse ont été de vériles serfs.
Dans la plupart des états d'Allemagne, en 1788, le paysan ne peut quitter la seigneurie, et s'il la quitte on peut le poursuivre partout où il se trouve et T'y ramener de force. Il y est soumis A  la justice dominicale, qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et sa paresse. Il ne peut ni s'élever dans sa position, ni changer de profession, ni se marier sans le bon plaisir du maitre. Une grande partie de son temps doit AStre consacrée au service de celui-ci. Plusieurs années de sa jeunesse doivent s'écouler dans la domesticité du manoir. La corvée seigneuriale existe dans toute sa force, et peut s'étendre, dans certains pays, jusqu'A  trois jours par semaine. C'est le paysan qui rebatit et entretient les batiments du seigneur, mène ses denrées au marché, le conduit lui-mASme, et est chargé de porter ses messages. Le serf peut cependant devenir propriétaire foncier, mais sa propriété reste toujours très imparfaite. Il est obligé de cultiver son champ d'une certaine manière, sous l'oil du seigneur ; il ne peut ni l'aliéner ni l'hypothéquer A  sa volonté. Dans certains cas on le force d'en vendre les produits ; dans d'autres on l'empASche de les vendre ; pour lui, la culture est toujours l'obligatoire. Sa succession mASme ne passe pas tout entière A  ses enfants : une partie en est d'ordinaire retenue par la seigneurie.
Je ne recherche pas ces dispositions dans des lois surannées, je les rencontre jusque dans le code préparé par le grand Frédéric et promulgué par son successeur, au moment mASme où la révolution franA§aise vient d'éclater.
Rien de semblable n'existait plus en France depuis longtemps : le paysan allait, venait, achetait, vendait, traitait, traillait A  sa guise. Les derniers vestiges du serge ne se faisaient plus voir que dans une ou deux provinces de l'Est, provinces conquises ; partout ailleurs il ait entièrement disparu, et mASme son abolition remontait A  une époque si éloignée que la date en était oubliée. Des recherches santes, faites de nos jours, ont prouvé que, dès le XIIIe siècle, on ne le rencontre plus en Normandie.
Mais il s'était fait dans la condition du peuple.en France, une bien autre révolution encore : le paysan n'ait pas seulement cessé d'AStre serf ; il était devenu propriétaire foncier. Ce fait est encore aujourd'hui si mal éli, et il a eu, comme on le verra, tant de conséquences, qu'on me permettra de m'arrASter un moment ici pour le considérer.
On a cru longtemps que la division de la propriété foncière datait de la Révolution et n'ait été produite que par elle ; le contraire est prouvé par toutes sortes de témoignages.
Vingt ans au moins ant cette révolution, on rencontre des sociétés d'agriculture qui déplorent déjA  que le sol se morcelle outre mesure. - La division des héritages, dit Turgot vers le mASme temps, est telle que celui qui suffisait pour une seule famille se partage entre cinq ou six enfants. Ces enfants et leurs familles ne peuvent plus dès lors subsister uniquement de la terre. - Necker ait dit, quelques années plus tard, qu'il y ait en France une immensité de petites propriétés rurales.
Je trouve, dans un rapport secret fait A  un intendant peu d'années ant la Révolution : - Les successions se subdivisent d'une manière égale et inquiétante, et, chacun voulant avoir de tout et partout, les pièces de terre se trouvent divisées A  l'infini et se subdivisent sans cesse. - Ne croirait-on pas que ceci est écrit de nos jours ?
J'ai pris moi-mASme des peines infinies pour reconstruire en quelque sorte le cadastre de l'ancien régime, et j'y suis quelquefois parvenu. D'après la loi de 1790 qui a éli l'impôt foncier, chaque paroisse a dû dresser un état des propriétés alors existantes sur son territoire. Ces états ont disparu pour la plupart ; néanmoins je les ai retrouvés dans un certain nombre de villages, et, en les ant avec les rôles de nos jours, j'ai vu que, dans ces villages-lA , le nombre des propriétaires fonciers s'éleit A  la moitié, souvent aux deux tiers du nombre actuel ; ce qui paraitra bien remarquable si l'on pense que la population totale de la France s'est accrue de plus d'un quart depuis ce temps.
DéjA , comme de nos jours, l'amour du paysan pour la propriété foncière est extrASme, et toutes les passions qui naissent chez lui de la possession du sol sont allumées. - Les terres se vendent toujours au-delA  de leur leur, dit un excellent obserteur contemporain ; ce qui tient A  la passion qu'ont tous les habitants pour devenir propriétaires. Toutes les épargnes des basses classes, qui d'ailleurs sont placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont destinées en France A  l'achat des terres. -
Parmi toutes les choses nouvelles qu'Arthur Young aperA§oit chez nous, quand il nous visite pour la première fois, il n'y en a aucune qui le frappe dantage que la grande division du sol parmi les paysans ; il affirme que la moitié du sol de la France leur appartient en propre. - Je n'ais nulle idée, dit-il souvent, d'un pareil état de choses - ; et, en effet, un pareil état de choses ne se trouit alors nulle part ailleurs qu'en France, ou dans son voisinage le plus proche.
En Angleterre il y ait eu des paysans propriétaires, mais on en rencontrait déjA  beaucoup moins. En Allemagne on ait vu, de tout temps et partout, un certain nombre de paysans libres et qui possédaient en toute propriété des portions du sol. Les lois particulières, et souvent bizarres, qui régissaient la propriété du paysan, se retrouvent dans les plus vieilles coutumes germaniques ; mais cette sorte de propriété a toujours été un fait exceptionnel, et le nombre de ces petits propriétaires fonciers fort petit.
Les contrées de l'Allemagne où, A  la fin du XVIIIe siècle, le paysan était propriétaire et A  peu près aussi libre qu'en France, sont situées, la plupart, le long du Rhin ; c'est aussi lA  que les passions révolutionnaires de la France se sont le plus tôt répandues et ont été toujours les plus vives. Les portions de l'Allemagne qui ont été, au contraire, le plus longtemps impénétrables A  ces passions, sont celles où rien de semblable ne se voyait encore. Remarque digne d'AStre faite.
C'est donc suivre une erreur commune que de croire que la division de la propriété foncière date en France de la Révolution ; le fait est bien plus vieux qu'elle. La Révolution a, il est vrai, vendu toutes les terres du clergé et une grande partie de celles des nobles ; mais, si l'on veut consulter les procès-verbaux mASmes de ces ventes, comme j'ai eu quelquefois la patience de le faire, on verra que la plupart de ces terres ont été achetées par des gens qui en possédaient déjA  d'autres ; de sorte que, si la propriété a changé de mains, le nombre de propriétaires s'est bien moins accru qu'on ne l'imagine. D y ait déjA  en France une immensité de ceux-ci, suint l'expression ambitieuse, mais juste, cette fois, de M. Necker.
L'effet de la Révolution n'a pas été de diviser le sol, mais de le libérer pour un moment Tous ces petits propriétaires étaient en effet, fort gASnés dans l'exploitation de leurs terres, et supportaient beaucoup de servitudes dont il ne leur était pas permis de se délivrer.
Ces charges étaient pesantes sans doute ; mais ce qui les leur faisait paraitre insupporles était précisément la circonstance qui aurait dû, ce semble, leur en alléger le poids : ces mASmes paysans aient été soustraits, plus que nulle part ailleurs en Europe, au gouvernement de leurs seigneurs ; autre révolution non moins grande que celle qui les ait rendus propriétaires.
Quoique l'ancien régime soit encore bien près de nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il semble déjA  se perdre dans la nuit des temps. La révolution radicale qui nous en sépare a produit l'effet des siècles : elle a obscurci tout ce qu'elle ne détruisait pas. Il y a donc peu de gens qui puissent répondre aujourd'hui exactement A  cette simple question : comment s'administraient les camnes ant 1789 ? Et, en effet, on ne saurait le dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, non pas les livres, mais les archives administratives de ce temps-lA .
J'ai souvent entendu dire : la noblesse, qui depuis longtemps ait cessé de prendre part au gouvernement de l'Etat, ait conservé jusqu'au bout l'administration des camnes ; le seigneur en gouvernait les paysans. Ceci ressemble bien A  une erreur.
Au XVIIIe siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient conduites par un certain nombre de fonctionnaires qui n'étaient plus les agents de la seigneurie et que le seigneur ne choisissait plus ; les uns étaient nommés par l'intendant de la province, les autres élus par les paysans eux-mASmes. C'était A  ces autorités A  répartir l'impôt, A  réparer les églises, A  batir les écoles, A  rassembler et A  présider l'assemblée de la paroisse. Elles veillaient sur le bien communal et en réglaient l'usage, intentaient et soutenaient au nom de la communauté les procès. Non seulement le seigneur ne dirigeait plus l'administration de toutes ces petites affaires locales, mais il ne la surveillait pas. Tous les fonctionnaires de la paroisse étaient sous le gouvernement ou sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le montrerons dans le chapitre suint. Bien plus, on ne voit presque plus le seigneur agir comme le représentant du roi dans la paroisse, comme l'intermédiaire entre celui-ci et les habitants. Ce n'est plus lui qui est chargé d'y appliquer les lois générales de l'Etat, d'y assembler les milices, d'y lever les taxes, d'y publier les mandements du prince, d'en distribuer les secours. Tous ces devoirs et tous ces droits appartiennent A  d'autres. Le seigneur n'est plus en réalité qu'un habitant que des immunités et des privilèges séparent et isolent de tous les autres ; sa condition est différente, non son pouvoir. Le seigneur n'est qu'un premier habitant, ont soin de dire les intendants dans leurs lettres A  leurs subdélégués.
Si vous sortez de la paroisse et que vous considériez le canton, vous reverrez le mASme spectacle. Nulle part les nobles n'administrent ensemble, non plus qu'individuellement ; cela était particulier A  la France. Partout ailleurs le trait caractéristique de la vieille société féodale s'était en partie conservé : la possession de la terre et le gouvernement des habitants demeuraient encore mASlés.
L'Angleterre était administrée aussi bien que gouvernée par les principaux propriétaires du sol. Dans les portions mASmes de l'Allemagne où les princes étaient le mieux parvenus, comme en Prusse et en Autriche, A  se soustraire A  la tutelle des nobles dans les affaires générales de l'état, ils leur aient en grande partie conservé l'administration des camnes, et, s'ils étaient allés dans certains endroits jusqu'A  contrôler le seigneur, nulle part ils n'aient encore pris sa place.
A vrai dire, les nobles franA§ais ne touchaient plus depuis longtemps A  l'administration publique que par un seul point, la justice. Les principaux d'entre eux aient conservé le droit d'avoir des juges qui décidaient certains procès en leur nom, et faisaient encore de temps en temps des règlements de police dans les limites de la seigneurie ; mais le pouvoir royal ait graduellement écourté, limité, subordonné la justice seigneuriale, A  ce point que les seigneurs qui l'exerA§aient encore la considéraient moins comme un pouvoir que comme un revenu.
Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la noblesse. La partie politique ait disparu ; la portion pécuniaire seule était restée, et quelquefois s'était fort accrue.
Je ne veux parler en ce moment que de cette portion des privilèges utiles qui portait par excellence le nom de droits féodaux, parce que ce sont ceux-lA  particulièrement qui touchent le peuple.
Il est malaisé de dire aujourd'hui en quoi ces droits consistaient encore en 1789, car leur nombre ait été immense et leur diversité prodigieuse, et, parmi eux, plusieurs aient déjA  disparu ou s'étaient transformés ; de sorte que le sens des mots qui les désignaient, déjA  confus pour les contemporains, est devenu pour nous fort obscur. Néanmoins, quand on consulte les livres des feudistes du XVIIIe siècle et qu'on recherche avec attention les usages locaux, on s'aperA§oit que tous les droits encore existants peuvent se réduire A  un petit nombre d'espèces principales ; tous les autres subsistent, il est vrai, mais ils ne sont plus que des individus isolés.
Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent presque partout A  demi effacées. La plupart des droits de péage sur les chemins sont modérés ou détruits ; néanmoins, il n'y a que peu de provinces où l'on n'en rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs prélèvent des droits sur les foires et dans les marchés. On sait que dans la France entière ils jouissaient du droit exclusif de chasse. En général, ils possèdent seuls des colombiers et des pigeons ; presque partout ils obligent le paysan A  faire moudre A  leur moulin et vendanger A  leur pressoir. Un droit universel et très onéreux est celui des lods et ventes ; c'est un impôt qu'on paye au seigneur toutes les fois qu'on vend ou qu'on achète des terres dans les limites de la seigneurie. Sur toute la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de rentes foncières et de redences en argent ou en nature, qui sont dues au seigneur par le propriétaire, et dont celui-ci ne peut se racheter. A travers toutes ces diversités, un trait commun se présente : tous ces droits se rattachent plus au moins au sol ou A  ses produits ; tous atteignent celui qui le cultive.
On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient des mASmes antages ; car l'Eglise, qui ait une autre origine, une autre destination et une autre nature que la féodalité, ait fini néanmoins par se mASler intimement A  elle, et, bien qu'elle ne se fût jamais complètement incorporée A  cette substance étrangère, elle y ait si profondément pénétré qu'elle y demeurait comme incrustée.
Des évASques, des chanoines, des abbés possédaient donc des fiefs ou des censives en vertu de leurs fonctions ecclésiastiques ; le couvent ait, d'ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était placé. Il ait des serfs dans la seule partie de la France où il y en eût encore ; il employait la corvée, leit des droits sur les foires et marchés, ait son four, son moulin, son pressoir, son taureau banal. Le clergé jouissait de plus, en France, comme dans tout le monde chrétien, du droit de dime.
Mais ce qui m'importe ici, c'est de remarquer que, dans toute l'Europe alors, les mASmes droits féodaux, précisément les mASmes, se retrouient et que, dans la plupart des contrées du continent, ils étaient bien plus lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale. En France, elle était rare et douce ; en Allemagne, elle était encore universelle et dure.
Bien plus, plusieurs des droits d'origine féodale qui ont le plus révolté nos pères, qu'ils considéraient non seulement comme contraires A  la justice, mais A  la civilisation : la dime, les rentes foncières inaliénables, les redences perpétuelles, les lods et ventes, ce qu'ils appelaient, dans la langue un peu emphatique du XVIIIe siècle, la servitude de la terre, toutes ces choses se retrouient alors, en partie, chez les Anglais ; plusieurs s'y voient encore aujourd'hui mASme. Elles n'empASchent pas l'agriculture anglaise d'AStre la plus perfectionnée et la plus riche du monde, et le peuple anglais s'aperA§oit A  peine de leur existence.
Pourquoi donc les mASmes droits féodaux ont-ils excité dans le cour du peuple en France une haine si forte qu'elle survit A  son objet mASme et semble ainsi inextinguible ? La cause de ce phénomène est, d'une part, que le paysan franA§ais était devenu propriétaire foncier, et, de l'autre, qu'il ait entièrement échappé au gouvernement de son seigneur. Il y a bien d'autres causes encore, sans doute, mais je pense que celles-ci sont les principales.
Si le paysan n'ait pas possédé le sol, il eût été comme insensible A  plusieurs des charges que le système féodal faisait peser sur la propriété foncière. Qu'importe la dime A  celui qui n'est que fermier ? Il la prélève sur le produit du fermage. Qu'importe la rente foncière A  celui qui n'est pas propriétaire du fonds ? Qu'importent mASmes les gASnes de l'exploitation A  celui qui exploite pour un autre ?
D'un autre côté, si le paysan franA§ais ait encore été administré par son seigneur, les droits féodaux lui eussent paru bien moins insupporles, parce qu'il n'y aurait vu qu'une conséquence naturelle de la constitution du pays.
Quand la noblesse possède non seulement des privilèges, mais des pouvoirs, quand elle gouverne et administre, ses droits particuliers peuvent AStre tout A  la fois plus grands et moins aperA§us. Dans les temps féodaux, on considérait la noblesse A  peu près du mASme oil dont on considère aujourd'hui le gouvernement : on supportait les charges qu'elle imposait en vue des garanties qu'elle donnait. Les nobles aient des privilèges gASnants, ils possédaient des droits onéreux ; mais ils assuraient l'ordre public, distribuaient la justice, faisaient exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires communes. A mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids de ses privilèges parait plus lourd, et leur existence mASme finit par ne plus se comprendre.
Imaginez-vous, je vous prie, le paysan franA§ais du XVIIIe siècle, ou plutôt celui que vous connaissez ; car c'est toujours le mASme : sa condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents que j'ai cités l'ont dépeint, si passionnément épris de la terre qu'il consacre A  l'acheter toutes ses épargnes et l'achète A  tout prix. Pour l'acquérir il lui faut d'abord payer un droit, non au gouvernement, mais A  d'autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui A  l'administration des affaires publiques, presque aussi impuissants que lui. D la possède enfin ; il y enterre son cour avec son grain. Ce petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce ste univers le remplit d'orgueil et d'indépendance. Surviennent pourtant les mASmes voisins qui l'arrachent A  son champ et l'obligent A  venir trailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier : les mASmes l'en empASchent ; les mASmes l'attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, où Us lui vendent le droit de vendre ses propres denrées ; et quand, rentré au logis, il veut employer A  son usage le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu'après l'avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mASmes hommes. C'est A  leur faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrache-les.
Quoi qu'il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gASner son trail, manger ses produits ; et quand il a fini avec ceux-ci, d'autres, vAStus de noir, se présentent, qui lui prennent le plus claire de sa récolte. urez-vous la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d'envie qui se sont amassés dans son cour.
La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d'AStre une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen age on ait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait



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