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ECONOMIE

L’économie, ou l’activité économique (du grec ancien οἰκονομία / oikonomía : « administration d'un foyer », créé à partir de οἶκος / oîkos : « maison », dans le sens de patrimoine et νόμος / nómos : « loi, coutume ») est l'activité humaine qui consiste en la production, la distribution, l'échange et la consommation de biens et de services. L'économie au sens moderne du terme commence à s'imposer à partir des mercantilistes et développe à partir d'Adam Smith un important corpus analytique qui est généralement scindé en deux grandes branches : la microéconomie ou étude des comportements individuels et la macroéconomie qui émerge dans l'entre-deux-guerres. De nos jours l'économie applique ce corpus à l'analyse et à la gestion de nombreuses organisations humaines (puissance publique, entreprises privées, coopératives etc.) et de certains domaines : international, finance, développement des pays, environnement, marché du travail, culture, agriculture, etc.


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Le bricolage des projets

1 - Le flou : du haut en bas

Le traité de Maastricht a suscité une assez violente bataille politique, car il a mis en branle un imaginaire collectif sur la forme politique de l'Europe, imaginaire difficile A  maitriser. Il est délicat de hiérarchiser doctement, comme un professeur de droit constitutionnel, les débats qui, souvent inégaux, parfois loufoques, ont donné lieu A  des attentes ou A  des rejets divers, mais légitimes. Pourquoi légitimes? Parce qu'il s'est agi de la première prise de parole publique sur cette question fondamentale : quelle forme donner A  l'organisation politique européenne ' ?
La situation actuelle est caractérisée par un double mouvement. L'imaginaire collectif s'est emparé du débat politique sur l'Europe sans qu'il soit réellement possible de ralentir ou de hiérarchiser nettement les arguments qui en ressortent. D'autre part, les propositions modestes, mises en ant par les gouvernements, ne sont pas suffisamment mobilisatrices pour donner le goût aux citoyens d'abandonner leurs repères politiques. Surtout, Maastricht a été proposé aux électeurs sans que soit résolue la question de savoir ce qu'est l'Europe.


Le flou sur la définition de l'Europe

Il ne peut y avoir de débats sur la forme politique tant qu'il n'y a pas accord sur une définition de l'Europe. Et l'on bute ici sur un des principaux paradoxes : de la mythologie grecque A  l'Europe chrétienne en passant par la Renaissance, la constitution des grands empires, puis leur désintégration dans l'affirmation des nations, les définitions n'ont cessé d'évoluer, empruntant tour A  tour des critères religieux, politiques, esthétiques, littéraires, linguistiques-Mais cette difficulté A  cerner, A  -fermer- ce qu'il en est de l'Europe, est en mASme temps aussi une de ses principales richesses. Les anthropologues et les historiens mettent de plus en plus l'accent sur cette caractéristique comme étant un élément de sa définition. L'Europe se définirait par sa capacité A  intégrer ce qui vient de l'extérieur. Et c'est ainsi que depuis toujours, beaucoup plus que d'autres civilisations, elle s'est constituée par ajouts successifs. Mais autant cette définition de l'Europe, par ses emprunts successifs ', est - du point de vue d'une philosophie de l'histoire - une richesse2, autant elle devient un handicap quand il s'agit de fermer, d'- estampiller - A  un moment donné de l'histoire. Or l'Europe n'a plus de frontières depuis la disparition du communisme qui constitua une démarcation - naturelle - pendant cinquante ans. Elle n'a plus de frontières - extérieures -, et de plus, depuis trente ans, ses frontières - intérieures - n'ont cessé d'évoluer dans le sens de l'élargissement puisqu'après avoir été constituée de six puis de neuf pays, elle en réunit aujourd'hui douze, en attendant plus. Cela définit une identité A  géométrie riable. La frontière, c'est - la limite du territoire d'un Etat et de sa compétence territoriale -. Par extension, la limite séparant deux zones, deux régions ou mASme deux entités plus ou moins abstraites * La disparition des frontières repose la question qui a hanté tous les empires, A  commencer par l'Empire romain : où est le - lime - ? D'autant que la rapidité des communications, qu'il s'agisse de la voiture, du train ou de l'avion, et a fortiori de la radio, de la télévision et des télécommunications, réduit encore plus les distances géographiques. Plus celles-ci sont effacées, plus le repérage des distances culturelles est primordial.
On verra, A  ce propos, dans le chapitre consacré aux leA§ons qu'apportent les événements de l'Est depuis dix ans, combien les retrouilles, tant - souhaitées - par les deux Europes, en tous cas par les Européens de l'Est, sont pour le moment plus un facteur de désilisation que de silisation. L'incommunication entre les deux Europes où tout est aujourd'hui - ouvert - est plus visible que lorsque tout était fermé.
Il faudrait faire un recensement des principaux textes qui, traversant la littérature, la politique, l'esthétique et la philosophie depuis l'époque classique, illustrent l'hétérogénéité de critères de définition de l'Europe. Bref, tout le monde parle de l'Europe A  condition de ne pas la définir trop précisément. Nul doute que ce - flottement - a des répercussions sur la conscience d'une identité européenne et, donc, sur la capacité A  transcrire celle-ci dans un projet politique.
Cette pluralité de définitions ne constituait pas un handicap tant que l'Europe restait une référence, sa dimension d'ouverture étant mASme une des raisons principales de sa richesse heuristique et imaginaire, par opposition aux multiples fermetures que représentait le règne des royaumes, puis des Etats-nations depuis le XVIe siècle. Cette ouverture devient évidemment un handicap A  partir du moment où l'on demande aux citoyens de se mobiliser pour la construction de cette identité. On imagine sans peine quelles conséquences pratiques en découlent alors que par l'information, nous sommes quotidiennement au courant de ce qui se passe au Kosovo, en Ukraine, dans le Caucase. A chaque fois se pose la question : tout cela fait-il partie de l'Europe ? Au moins l'Europe économique n'est-elle pas confrontée A  cette difficulté de définition car le - marché commun - et l'économie ne mobilisent pas les mASmes catégories symboliques.
Comment définir l'Europe, hors du cadre de l'Etat-nation, alors que ce cadre est le seul dont disposent les citoyens ? D'autant qu'historiquement la démocratie s'est installée quand le cadre national était déjA  A  peu près constitué. L'Eut national, selon Charles Tilly, est - un système par lequel un Etat gouverne des régions multiples et contigues au moyen de structures centralisées, différenciées et autonomes ' -. C'est un ' Etat dont la population partage déjA  une forte identité commune, linguistique, religieuse, symbolique -. Ces définitions insistent sur le caractère - constitutionnel - et non naturel de la plupart de ces Etats-nations, et posent a contrario la question des conditions A  satisfaire pour fabriquer l'identité politique - naturelle - de ce nouvel ensemble qui s'appelle l'Europe.
Peut-on construire un nouveau cadre démocratique en éliminant ou en relativisant le cadre national? La nation, selon Jean Leca, - n'est pas définie seulement par une culture commune objectivement obserble, mais aussi par la volonté d'une catégorie de personnes de constituer une nation et de se reconnaitre certains droits et devoirs mutuels en vertu de leur commune adhésion. Les nations modernes sont des constructions contingentes, produites par le rationalisme et incompréhensibles sans son intervention 2 -.
L'Europe peut-elle investir une forme politique qui ne doive ni A  l'Etat ni A  la nation ? Peut-on inventer autre chose avec l'assentiment du plus grand nombre ? C'est lA  que réapparait la double aporie du temps et du modernisme.
Le recours A  l'idée de société civile 3 n'est pas dantage mobilisateur puisque l'identité et les caractères de la société civile européenne sont aussi incertains que l'identité de l'Europe. La seule expérience de société civile que nous ayons en Occident est liée A  l'émergence de la nation, puis de l'Etat-nation, deux formes dont il faut a priori se séparer pour penser l'Europe. Il apparait donc d'autant plus difficile de substituer l'idée de société civile A  celle d'Etai-nation que celle-ci n'est pas constituée au européen et qu'il s'agit, en tout état de cause, d'un concept plus sociologique et anthropologique que politique.
Parler de communauté4 ne parait pas plus simple, mASme si le mot, qui a ses racines dans la tradition religieuse, semble plus sle. On souhaiterait que cette idée de mise en commun, de partage, de communion, connoté par le mot - communauté -, se traduise dans une version laïque. Est-ce possible ? On peut d'ailleurs souligner le paradoxe suint : le mot communauté étymologiquement renvoie A  l'Antiquité, mais le christianisme, en le réassumant, lui a donné une signification religieuse qu'il n'ait pas, et qui est restée dominante du 1 siècle A  nos jours.
Parler d'une - communauté de droit international - ou de - communauté multinationale - ne change pas grand-chose. Pas plus que d'insister sur la forme démocratique des régimes qui la constituent, car cela ne suffit pas A  fonder l'adhésion A  une nouvelle forme politique. En effet, l'adhésion aux mASmes leurs démocratiques se fait au travers des identités culturelles et nationales différentes. Si bien que les mASmes réflexes politiques démocratiques se vivent différemment, et aucune communauté nationale n'est prASte, pour le moment, A  affaiblir son principe identitaire au profit d'une forme nouvelle principalement définie par son caractère politique. Selon le Dictionnaire constitutionnel ', trois éléments caractérisent la communauté : un espace commun, un territoire (T. Parsons); des mécanismes intégrateurs (A. Etzoni); des relations d'indépendance, voire d'interconnaissance entre les individus (F. Tonnies). Et, selon A. Etzioni, est une communauté politique - toute unité sociale dotée de mécanismes intégrateurs qui lui appartiennent en propre, qui vont de la solidarité entre les individus A  la réalisation d'objectifs communs, fondés sur un consensus sur les croyances et les leurs -. La définition du Robert dans le mASme sens : - La communauté est un groupe social caractérisé par le fait de vivre ensemble, de posséder des biens communs, d'avoir des intérASts, un but communs. -
Au fondement d'une communauté se repose donc toujours la mASme question, vérile ligne d'horizon de l'Europe: quelle volonté de vivre ensemble en dehors des arguments d'ordre économique? Surtout quand cette communauté est appelée A  s'élargir. Quelle communauté construire avec un principe élastique d'ouverture ? Autant le problème est susceptible d'une solution quand, dans la tradition du - Zollverein - ou de l'AELE 2, le critère est essentiellement économique, autant il est plus difficile quand il s'agit d'un projet politique social et culturel dans le cadre de l'Union européenne.
L'inélucle dévitalisation de l'Etat-nation au fur et A  mesure du transfert de ses attributs de souveraineté A  la communauté politique de l'Europe n'est-elle pas, de fait, le préambule A  sa disparition comme forme juridique ? La Communauté européenne peut-elle se faire sans disparition de l'Etat-nation ? Les arguties juridiques visant A  montrer que l'on peut tout faire ensemble ne sont-elles pas trop sophistiquées pour le citoyen ordinaire qui, sans fard, pose la question de bon sens: où est le pouvoir'?
L'Europe peut-elle alors se faire sur la base d'une communauté élective, c'est-A -dire sur le principe d'une adhésion individuelle A  des leurs comme l'affirment les tenants d'une thèse conventionnaliste qui aboutirait, selon Habermas, A  - la différenciation des cultures nationales d'une part et d'une culture politique commune d'autre part2 - ? Mais au nom de quoi les nations voudraient-elles perdre leurs principes identificatoires antérieurs au profit d'une identité reposant sur un principe purement idéaliste sans autre substrat que lui-mASme ? Quel - intérASt - ou quelle - leur - justifierait un tel abandon ? Où a-t-on vu, dans l'histoire, une organisation sociale susceptible de silité, sans médiation entre l'individu et, au loin, une entité politique, neuve et sans tradition? Est-il si facile de dire comme Denis de Rougemont que - l'Europe des patries est synonyme de l'Europe des misanthropes3 » ? On retombe toujours sur la question aporétique de l'identité qui est d'une certaine manière l'œil du cyclone de la construction européenne.
La difficulté d'adhérer A  une forme politique neuve est renforcée par l'absence d'identité sociologique claire de l'Europe. La classe ouvrière et la paysannerie ayant disparu en quarante ans, il ne reste qu'une classe moyenne indifférenciée. L'Europe peut-elle se faire sans un projet lié d'une manière ou d'une autre A  une structure sociale, comme ce fut le cas successivement avec l'Europe des clans, l'Europe des marchands, de la noblesse, de la paysannerie, de la bourgeoisie et de la classe ouvrière ? L'hypothétique et pléthorique secteur des services constitue-t-il un principe d'identité, quand dans l'histoire tous les grands projets politiques ont été portés par des classes sociales ou des groupes sociaux assez identifiés ? La force du projet européen suffit-elle A  transcender l'absence d'une base sociale ? Surtout lorsque ce projet suppose, avec le tournant démocratique, l'adhésion du simple citoyen ? La liaison consommateur-citoyen-individu, qui reste le seul principe d'identification, suffit-elle A  construire un principe politique mobilisateur? L'existence dans tous les pays de ce -citoyen-consommateur- ouvre-t-elle la voie d'une résolution collective? On retrouve ici toujours le chainon manquant entre un projet politique et une réalité sociologique. Tant que l'Europe était conA§ue sur un modèle limité, l'absence d'articulation, aujourd'hui cruellement visible, était moins contraignante.
Le modernisme peut élir un lien entre économie, sociologie, politique et culture sur une base assez limitée pour chacun de ces paramètres, mais un projet démocratique suppose A  la fois plus d'autonomie des instances (économiques, politiques, culturelles) et plus d'interactions. D'où la discontinuité que l'on observe entre les schémas moderniste et démocratique, l'un et l'autre ne reposant pas finalement sur les mASmes paradigmes.
Pour pallier ce caractère flou et incertain de la nouvelle forme politique, beaucoup se rabattent sur des principes d'identification plus modestes, susceptibles de créer l'adhésion des citoyens. C'est notamment le thème, A  la mode, de - l'Europe des régions et des villes ' -, accomné la plupart du temps du mot magique de territoire 2. Puisque le citadin européen est coupé de toutes ses racines familiales et religieuses, il faut lui retrouver une identité territoriale. L'omniprésence du thème du territoire dans les discours devient inversement proportionnel au fait que la plupart des individus vivent dans les banlieues et les villes, sans expérience d'un autre territoire. La place évidemment importante, d'un point de vue onirique, du territoire, ne suffit pas A  en faire une catégorie politique. Sauf dans certains discours écologiques. On retrouve, hélas, le mASme volontarisme caractéristique du modernisme évoqué au chapitre précédent.
La définition, l'histoire, le sens des régions sont radicalement différents d'un pays A  l'autre, en dehors du fait que, d'une manière ou d'une autre, il s'agit d'un découe géographique. Quoi de able entre les Lander allemands, les comtés britanniques, les régions italiennes ou les départements franA§ais ? Ce n'est pas parce que chacun ressent le besoin d'un niveau intermédiaire entre l'Etat et la nation qu'il faut, par volontarisme, trouver justement dans l'existence des régions, des ligues, des comtés, des Lander l'existence de ce niveau intermédiaire. La région devient un bizarre substitut A  l'Etat : - la bonne échelle - de construction de l'Europe. Non seulement les caractéristiques et la signification des régions sont différentes d'un pays A  l'autre, soulignant ainsi l'importance du - marqueur national - sur les régions, mais l'absence de langue commune constitue un obstacle peut-AStre encore plus redoule. Pourquoi? Parce que le rapport langue-identité est différent A  l'échelle régionale et nationale. A l'échelle nationale, la distance entre la langue et l'identité est assez réelle, permettant que la - traduction - offre un moyen de communication, sans porter atteinte A  l'identité. En renche, l'identité est beaucoup plus inscrite, et visible, au régional. C'est dans la quotidienneté des villes et des camnes que se tisse et se retisse l'identité d'une communauté. La langue y est donc directement en prise sur l'identité. Autrement dit, la communication entre régions est au moins aussi malaisée qu'au niveau de l'Etat-nation qui offre une condition de symbolisation et de distance. Ceci est apparemment paradoxal car chacun pense intuitivement que l'on communique mieux A  une petite échelle qu'A  une grande. Mais A  condition de trouver une langue commune. Lorsqu'il n'y a pas de langue commune, comme en Europe où les régions sont des territoires de langues différentes, il est probable que la communication y soit au moins aussi partielle qu'entre les Etats-nations. Sauf pour les régions frontalières.
L'utopie volontariste de l'Europe des régions complète un autre fantasme, source de nombreux colloques, séminaires, ou livres: - l'Europe des villes -. C'est le mASme objectif que pour l'Europe des régions. Puisqu'on ne sait pas où commence et finit l'Europe, faisons l'Europe des villes. On retrouve, comme pour les régions, le mASme anachronisme de départ : puisque l'Europe entre le xnie siècle et le xjv* siècle fut surtout un ensemble de villes et de régions, et non d'Etats-nations, pourquoi ne serait-ce plus lable pour l'Europe de demain ? Le drame c'est qu'entre-temps tout a changé ; le contexte, la taille et la fonction des villes, les modes de communication, le statut de la camne, la composition sociologique des villes Il parait difficile de trouver dans la répétition une solution, mASme en recourant au mot magique de - réseau urbain -. Il faudra sûrement faire autre chose que de - répéter l'histoire des villes -.


Le flou sur la définition du citoyen

Malgré les appels A  l'émergence prochaine d'une - citoyenneté européenne ' -, l'obsertion oblige A  plus de modestie. Le citoyen européen n'existe pas puisque la forme politique de l'Europe n'est pas encore constituée '. Au moins, pourrait-il exister, A  la base, avec par exemple des mouvements sociaux. Mais lA  aussi force est de constater qu'il n'y a pas beaucoup de luttes en faveur de cette citoyenneté européenne, ce qui, après tout, aurait pu se faire. L'Europe, en devenant un enjeu politique, aurait pu donner naissance A  un militantisme d'Européens de base. Certes, il y a un militantisme européen, mais il est circonscrit aux élites, et n'atteint pas ce fameux citoyen recherché par tout le monde. Cette difficulté est précisément le signe du délicat passage de l'Europe technocratique A  l'Europe démocratique.
Qu'est ce qu'un citoyen ? Pour le Petit Robert c'est - un individu considéré comme personne civique -. Pour le Dictionnaire constitutionnel, il s'agit d'un - membre d'une communauté politique territoriale, titulaire de droit et soumis A  des obligations uniformes, indépendamment de son appartenance A  des collectivités particulières. Dans le monde contemporain, l'appartenance nationale est le plus souvent la condition de la citoyenneté plénière, mais la nationalité peut AStre liée A  un statut religieux ou ethnique particulier.2 - Le citoyen dans la théorie politique moderne semble donc caractérisé par trois traits : il détient indivisiblement ses droits civils, sociaux et politiques. Il est loyal A  une seule communauté politique légitime, l'Etat-nation. Il permet de donner la prééminence A  l'intérASt public sur ses intérASts privés. Cette définition simple laisse assez penser la difficulté qu'il y a A  faire émerger le citoyen européen.
Car pour que l'Européen accepte de devenir citoyen européen, il doit se poser et résoudre la question suinte : A  quelle condition vivre ensemble, partager, s'opposer A  l'extérieur, se battre et mourir ? Le problème est donc moins d'inventer une forme politique que de créer l'adhésion du citoyen. En clair, la réponse est brutale : le citoyen européen existera quand il sera prASt A  se battre et A  mourir pour l'Europe. Pour qui, pour quoi le citoyen européen est-il prASt A  se battre ? Quel lien organiser entre l'ancienne et la nouvelle appartenance politique nationale ? Comment pourrait émerger ce sujet de droit, débarrassé des attaches de l'histoire et principalement tourné vers la défense d'une nouvelle entité politique s ? Ne faudrait-il pas au moins éluer l'expérience des pays A  double identité (Canada, Belgique, Suisse) pour voir comment s'articulent les deux dimensions ? Le non-dit est tel que l'on s'abstient de parler de l'armée et de la défense européenne, qui sont pourtant la transcription la plus directe du statut de citoyen. Le silence sur les relations très intéressantes mais difficiles de la seule expérience existante, la brigade franco-allemande, dit assez la volonté de ne pas débattre publiquement du problème.
Par une sorte de - schize - lourde de conséquence pour la constitution de ce citoyen européen, on veut parler de la fonction noble du citoyen - délibérant - sur les choses de la cité, et beaucoup moins de ce mASme citoyen en armes pour défendre l'Europe ' contre ses ennemis! Mais quel ennemi? On tombe ici sur la deuxième difficulté de ce citoyen européen. Contre qui doit-il se battre ? VoilA  de nouveau le problème épineux des frontières de l'Europe. Sur la question de la frontière se lient toutes les impasses de l'Europe, car le fond commun le plus puissant de l'unité européenne, l'adhésion A  des leurs démocratiques, ne suffit ni A  faire frontière, ni A  dégager les critères linguistiques, religieux, historiques, géographiques susceptibles de désigner l'ennemi. Or, l'impensé de l'Europe démocratique reste la violence et la haine, contre lesquels elle s'est constituée. Ne pas en parler risque de conduire A  détricoter d'un côté ce que la politique tricote de l'autre. La frontière est le double de la question du citoyen; elle suppose une définition de qui est dehors et qui est dedans. En fait, le triangle maudit de l'Europe en construction est celui qui relie les trois mots inséparables: identité-extérieur-frontière. Les incertitudes pesant sur chacun des trois obligent A  plus de modestie. D'autant, par exemple, que le formidable progrès constitué en 1977 par la signature des quatre principes de la Charte d'Helsinki, et qui constituait un premier déplacement de la politique des frontières en Europe, est aujourd'hui complètement A  reprendre avec la fin du communisme. La charte dégageait quatre principes, tous d'actualité, mais auxquels il manque aujourd'hui un cadre de références.
Le droit des peuples A  l'autodétermination; le respect des droits de l'homme et des minorités; le refus de la modification des frontières par la force; la démocratisation des sociétés.
Toute la difficulté de l'Europe est de construire cette citoyenneté européenne pour laquelle il manque l'essentiel qui est moins le cadre institutionnel que le cadre cognitif, symbolique et culturel. C'est-A -dire la volonté de défendre ensemble une mASme communauté au-delA  des différences de langue, d'identité nationale, d'histoire, de traditions et de statut social.
Le mot frontière reste ou dans l'histoire européenne, car l'histoire de l'Europe est celle de ses frontières : des barbares aux V et vi siècles, A  l'Islam au xve ou au communisme du xxe siècle. La frontière fut directement la cause des deux guerres mondiales puis le symbole du conflit entre société libre et société communiste. Aujourd'hui, l'absence de frontières visibles ne rassure pas dantage.
Il ne s'agit pas de critiquer le non-dit sur les frontières, mais de comprendre la difficulté pour l'Europe A  constituer sa représentation anthropologique et culturelle, condition essentielle d'une nouvelle citoyenneté. Il y a, lA  aussi, une sorte - d'opposition de classe - sur l'Europe. Si une certaine élite - et encore - peut, sans trop de difficultés, afficher son désir de citoyenneté européenne, il n'en est pas de mASme pour les peuples qui ne peuvent échapper A  leur identité. C'est le passé - mASme si personne ne veut y rester -qui donne sens au présent, et en bonne partie A  l'avenir. En tout cas, plus on est au bas de l'échelle sociale, c'est-A -dire sans avenir, plus on a besoin de points de repères, venant surtout du passé. La sociologie de la culture ' montre depuis plus de cinquante ans que la projection dans l'avenir est un des principaux mécanismes d'émancipation, tout le problème étant que plus vous AStes en bas de l'échelle sociale, plus un tel processus parait impossible. La représentation du temps est largement marquée par les inégalités sociales et culturelles, et la place du passé dans l'identité est aujourd'hui d'autant plus importante que, dans l'espace culturel actuel, le passé est déjA  délorisé. Seuls comptent le présent et le futur. Reloriser le passé est donc un moyen pour que les milieux populaires et défavorisés, citoyens comme les autres, trouvent un moyen d'identité suffisamment rassurant pour affronter le futur. Le décalage est manifeste entre l'incantation sur le thème du citoyen européen, et la faiblesse de réflexion théorique qui l'accomne. Si avec Pierre Rosanllon on peut reconnaitre le passage d'une - démocratie d'appartenance - A  une - démocratie de délibération - ', la question est de savoir A  quelle échelle une telle délibération peut se mettre en place pour renforcer la constitution de cette identité de citoyen européen. Pour le moment l'échelle -naturelle- de cette délibération reste celle de l'Etat-nation. On l'a d'ailleurs vu avec le débat politique sur Maastricht.
Cette difficulté A  construire un autre espace de débat se voit avec les deux thèmes politiques les plus neufs des trente dernières années, l'écologie et les droits de l'homme. VoilA  deux thèmes qui - naturellement - débordent le cadre national. Or que constate-t-on ? En dépit des problèmes, la plupart européens, l'écologie s'est développée de manière très différente en RFA, Grande-Bretagne, France, Italie et les styles, comme le vocabulaire et les combats, restent marqués par les identités nationales. Pourtant, la nouveauté des thèmes, l'absence de traditions, et l'échelle naturellement européenne des enjeux politiques, auraient dû faciliter la naissance -du premier parti politique européen -. Phénomène identique pour l'explosion du mouvement humanitaire. L'un et l'autre correspondent réellement A  un nouveau modèle politique, et l'on constate lA  aussi que les réflexions et les actions restent très marquées par les conditions nationales. MASme le thème des droits de l'homme2 est médiatisé par l'espace public national, comme s'il y ait besoin d'un - national-universalisme - pour que ce thème, par nature universaliste, puisse s'inscrire dans la réalité politique.
Reste A  savoir pourquoi ces deux thèmes ne provoquent pas de mobilisation politique A  l'échelle européenne.
C'est qu'en dépit de l'apparente évidence, il n'y a pas d'inscription possible de l'expérience européenne sans médiatisation nationale. Conserver A  l'esprit cette réalité évite de faire des erreurs graves. - La naissance du citoyen - est en somme un processus difficile et lent, car il est le point d'équilibre subtil et fragile entre passé et avenir.

2 - De l'Etat au droit : d'un déterminisme A  l'autre

Les incertitudes sur l'identité de l'Europe et la définition du citoyen se retrouvent dans les projets concernant la forme politique. L'échelle démocratique amplifie les incertitudes, masquées tant que l'Europe restait l'affaire d'une minorité : les contraintes de publicité des délibérations, exigées par la démocratie de masse, rendent plus visible l'absence du -matelas- constitué par les milliers d'interactions entre dirigeants et dirigés. Avec l'Europe il y a des dirigeants et, très au loin, des citoyens, avec peu de choses entre les deux. Mais il y a plus : la forme politique elle-mASme est incertaine puisque l'Europe n'est ni un Etat ni une nation.
Tout, sauf l'Etat et la nation, pourrait-on résumer pour l'Europe. Mais comment, dans ces conditions, faire émerger A  la fois de nouvelles idées, un minimum de consensus, des pratiques politiques, un nouveau cadre? L'Etat démocratique, avec ses trois formes traditionnelles (législatif, juridique, administratif), est difficilement extra-polable A  l'Europe. Le législatif pose le problème du statut de la volonté générale, fragile et difficile A  trouver au européen. Le judiciaire est tout aussi délicat A  définir tant le consensus culturel qui le justifierait est faible, risquant de légitimer le thème du gouvernement des juges. Quant A  l'administratif, il ne peut que renforcer l'attitude dominante A  l'égard de l'Europe : la crainte de la tyrannie bureaucratique. La difficulté d'invention reflète l'hétérogénéité des histoires de la démocratie en Europe. Le modèle républicain, dont la France est si fière, ne veut pas dire grand-chose hors de chez elle, pas dantage que la monarchie ibérique, les parlementarismes monarchiques belge et hollandais ou le parlementarisme allemand ne signifient quelque chose pour nous. Les formes de la démocratie ont ceci de paradoxal qu'elles sont considérées comme universelles par les citoyens de chaque pays tout en étant radicalement marquées d'une identité inexporle.
MASme les mots comme - Etat centralisé -, - fédéral -, - confédéral - n'ont pas le mASme sens dans les cultures politiques des pays où ils s'incarnent. On le constate dans chaque congrès scientifique européen de science politique où les chercheurs des mASmes disciplines éprouvent des difficultés A  se comprendre, alors mASme qu'ils parlent d'une mASme réalité, la réalité démocratique. Ces difficultés d'analyses d'expériences politiques, pourtant proches, relèvent du atisme. Et encore s'agit-il du secteur le plus institutionnalisé de la société, c'est-A -dire de la constitution des partis, du fonctionnement des institutions. La aison devient beaucoup plus difficile quand il s'agit de sociologie politique, avec l'analyse des comportements politiques et des différentes formes d'engagement et de participation.
Les théories de la souveraineté, qui pourraient servir de fond commun, sont tout autant chargées d'histoire, de symbolismes et d'héritages différents. La souveraineté est - le principe abstrait qui désigne l'instance détentrice de l'autorité légitime. Elle exprime l'identité du corps politique, le foyer où se nouent la capacité A  éditer des normes et le désir d'obéissance. ' - On comprend qu'elle ait suivi des cheminements si différents d'une culture A  l'autre qu'il soit difficile de trouver un accord sur son sens. Il en de mASme pour le principe connexe de représentativité2. Selon le Robert, il faut entendre par représentativité -le fait de représenter le peuple, la nation, dans l'exercice du pouvoir - et, selon M. Weber, - le fait qui veut que l'action de certains membres du groupement (les représentants) soit imputée aux autres, ou bien qu'elle doive AStre considérée par ces derniers comme " légitime " et que, les liant, elle le devienne en fait -.
Ne faut-il pas inventer un autre principe de représentativité que celui reposant sur la fonction juridique indispensable du sujet de droit universel du citoyen ? Mais quel serait ce principe susceptible d'avoir l'antage de neutralité du suffrage universel et qui permet un minimum d'égalité entre les situations politiques radicalement différentes en Europe? Les représentativités liées A  des critères socio-économiques n'ont-elles pas tendance A  renforcer les corpora-tismes, comme on l'a vu dans l'Italie mussolinienne, plutôt qu'A  les transcender ? De plus, du point de vue sociologique, les classes et les groupes sociaux qui auraient pu donner naissance A  un autre mécanisme de représentativité se sont eux-mASmes -dissous- (classe ouvrière, paysannerie) au profit aujourd'hui d'une représentation beaucoup plus homogène de la société, dont la contrepartie est une ure de la société finalement peu structurée. Le corporatisme, qui fut une solution complémentaire et ambiguA« au système de représentation du -citoyen universel-, serait bien difficile A  mettre aujourd'hui en œuvre pour l'Europe, faute de -corporations-.
Le drame de l'Europe politique vient autant de la difficulté A  identifier des principes de représentativité que de la difficulté A  construire un principe de souveraineté A  l'échelle de ce nouvel espace 3. Comment concevoir un nouvel espace politique, de participation, de délibération et de représentation, qui emporte A  peu près l'adhésion des citoyens ? Au xvin' siècle, et pendant une bonne partie du xrxe, on a opposé démocratie et représentation. Seule la représentation d'un petit nombre de privilégiés était censée garantir la démocratie. Le suffrage universel faisait très peur. Aujourd'hui, c'est le contraire, il n'y a pas de représentation sans démocratie. La crise de la représentation politique, que l'on constate indépendamment de la construction politique de l'Europe, mais que celle-ci rend plus visible, renvoie A  la difficulté théorique et sociologique A  - représenter -. C'est-A -dire A  rendre présent l'absent, dans une société où non seulement tout est visible, mais où le triomphe du principe démocratique, celui de l'individu roi, a également provoqué une crise des principes de délégation.
D'une certaine manière, il n'y a - rien - A  représenter car, dans la société moderne, tout est sur la place publique : l'égalitarisme politique a réduit considérablement les différences. L'homogénéisation sociale, résultat du progrès, a aussi l'inconvénient de rendre encore plus indistinct les symboles, les repères qui constituent une société. Cette homogénéisation déjA  vraie au national, mais compensée par la présence d'autres signes distinctifs, l'est évidemment plus au européen, où il existe peu d'autres signes distinctifs susceptibles de compenser ceux qui se sont affaissés. C'est en cela que non seulement l'Europe ne résout pas les problèmes théoriques de représentativité et de souveraineté qui se posent dans les différents Etats nationaux, mais les accentue.
En réalité, les deux difficultés, théorique et sociologique, concernant le statut de la souveraineté et de la représentation, sont d'autant plus grandes que la construction rapide de l'Europe politique les rend encore plus visibles.
Une fois ces problèmes essentiels de souveraineté et de représentativité - réglés -, il reste A  inventer une forme - étatique -, en sachant lA  aussi que les traditions politique et juridique offrent plusieurs solutions qui ne sont pas toutes superposables.
Il y a lA  de beaux débats de droit constitutionnel en prévision, d'autant qu'A  la différence des autres grandes époques des débats constitutionnels, on se trouve au sein d'une société ouverte, où les citoyens sont plus avertis de la chose publique, et accèdent quasi immédiatement A  l'information et A  l'analyse. Un des effets les plus désilisants pour la démocratie, du double processus d'élétion du niveau de connaissance et de l'égalitarisme, est de retirer aux experts une grande pan de l'autorité et du prestige dont ils étaient hier investis. Le corps médical par exemple l'a appris A  ses dépens depuis trente ans, comme l'a déjA  appris le monde enseignant, et les hommes politiques aussi, A  leur manière. En attendant que ce processus de mise en cause des légitimités touche les spécialistes de la seule loi admise dans nos sociétés laïques: la Constitution. Les juristes et constitutionnalistes, professions aujourd'hui en pleine expansion avec la construction de l'Europe, ne devraient pas exclure une crise de confiance A  leur égard, comme celle qui a touché d'autres milieux professionnels auparant. Ce n'est pas parce que la règle de droit est au cœur de la construction européenne que celle-ci ne sera pas l'objet de rejets, voire de conflits sociaux. Au contraire, on peut mASme faire l'hypothèse que c'est par la remise en cause de la toute-puissance du droit, bénéficiaire aujourd'hui d'une légitimité comme il n'en a jamais eu, que se fera par les citoyens la réappropriation politique de l'Europe. Le consensus dont bénéficie aujourd'hui le droit doit AStre interprété comme le symptôme de l'immaturité politique de l'Europe.
Le risque est celui d'un processus de subsidiarité A  l'envers, c'est-A -dire d'externaliser sur l'Europe, comme on le verra plus longuement dans le chapitre 8, les problèmes nationaux, notamment au travers d'une sorte de - déification du droit -. Comme personne ne parle le mASme langage politique, et que les concepts centraux de légitimité, représentativité, souveraineté sont déjA  plus ou moins en crise dans les Etats-nations, on assiste A  une sorte de fuite en ant vers le droit. Comme si celui-ci allait apporter la solution. Comme le droit constitue la résultante de notre système philosophico-politique, on rASve d'utiliser le droit sans les conditions socio-politiques qui l'ont déterminé. Il y a dans la vogue philosophique et politique actuelle en faveur du droit, de la justice, du thème de la société juste, de l'éthique, comme une tentation pour essayer de combler, par le droit, les lacunes de la politique ' et les bégaiements de l'histoire.
Il faut dire que, du point de vue du droit, l'Europe est une construction très originale puisque contrairement au droit international, où seuls les Etats sont sujets de droit, les individus y sont également des sujets de droit. En outre, la Cour européenne de justice a su asseoir son autorité, et surtout se détacher du droit international classique, en qualifiant les traités de - charte constitutionnelle de la Communauté -. La conséquence de ce coup de force audacieux est de faire échapper la Communauté, sur le juridique, au contrôle des Etats membres qui sont les acteurs normaux du jeu institutionnel traditionnel.
Depuis 1962, elle a réussi un second coup de force en déclarant que le droit communautaire bénéficie de la primauté sur le droit national ', ce qui explique notamment qu'il ait fallu modifier la Constitution franA§aise pour signer Maastricht, alors qu'en droit international classique, le droit national prime. Cette audacieuse construction, qui fait sans doute du droit un des secteurs les plus originaux de la construction européenne, a permis aussi de faire de la CEE une communauté de droit au sens où les Etats membres et les institutions n'échappent pas au contrôle de la conformité de leurs actes par rapport A  la charte constitutionnelle qu'est finalement le Traité.
C'est également cette importance du droit qui donne une identité si particulière A  l'Europe, où sont partout reconnus le principe de la démocratie représentative, le règne de la loi et la justice sociale. Le droit communautaire repose donc sur un nombre limité de grands principes fondateurs (non discrimination, libre circulation, uniformité d'application du droit) et se développe selon une méthode téléologique2, les traités étant interprétés en fonction des buts recherchés et de l'état d'ancement du droit.
Cette construction hardie et superbe bute cependant sur trois limites. La première est la pierre de touche de la construction européenne, la nature de la souveraineté. L'expérience prouve que le concept de souveraineté une et indivisible, cher A  Jean-Jacques Rousseau, est déjA  dépassé puisque, de fait, il existe un partage de souveraineté entre les Etats et l'Europe, beaucoup plus ancé que ne le pensent les citoyens.
Il y ait quelque chose de surréaliste dans le débat sur Maastricht, où les acteurs étaient quasiment obligés de défendre une thèse mini-maliste de l'Europe, alors que dans la réalité l'Europe était déjA  - plus loin - dans la constitution de sa souveraineté que ne le laissaient supposer les débats. Mais, par une sorte d'accord tacite, la plupart des élites européennes ont cultivé le flou sur la réalité d'une situation où règne déjA  un régime de souveraineté partagée.
D'autre part, les constitutions nationales sont organisées autour de la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), alors mASme que ce principe ne régit pas le fonctionnement de la Communauté. Les Etats, en effet, pour ne pas AStre démunis de leur pouvoir, n'ont pas repris ce principe de séparation organique entre législatif et exécutif. Il y a donc plutôt cohabitation des trois systèmes de représentation, correspondant d'ailleurs plus aux intérASts qu'A  des légitimités : les Etats avec le Conseil des ministres, les peuples avec le Parlement, la Communauté elle-mASme avec la Commission. L'absence de constitution et d'arbitrage entre les logiques risque d'accentuer les conflits au fur et A  mesure de la construction de l'Europe, mASme si Maastricht a repris d'une main, au bénéfice des Etats, ce qui, de l'autre main, par le jeu de l'expérience, ait glissé dans celle de la Communauté. Il y a A  terme un antagonisme incontournable, dont tout le monde fait semblant de croire qu'il sera résolu, entre la logique des Etats et celle de l'Europe.
Le troisième problème est évidemment celui du - gouvernement des juges - qui résulte de la difficulté A  organiser un débat politique sur l'Europe. L'absence d'expérience de la part des citoyens et leur réticence A  l'égard de ce Léviathan en construction n'incitent pas A  ouvrir le débat politique. Le choix consiste A  poursuivre, - sans faire de gues -, mASme si le risque est A  terme non pas le gouvernement des juges, mais une trop forte présence de la règle de droit. Au lieu de parler de la construction de règles nouvelles, ce qui relève ant tout de choix politiques, on parle de plus en plus - d'applications -, comme si l'accord préalable sur les choix ait eu lieu. Cette - fiaion politique - risque d'avoir une fin. Le risque est de ne plus poser la question préjudiciable du droit, c'est-A -dire l'acte de la souveraineté politique.
Au-delA  de cette emprise du droit sur la construction européenne se pose la question : jusqu'où le droit est-il possible sans l'histoire ? Le droit est traditionnellement construit avec le temps, ici il se substitue presque au temps. Le volontarisme juridique européen, fait pour protéger les citoyens et accélérer la construction politique de l'Europe, peut provoquer une réaction populaire.
Jusqu'où le juridisme de tous les aspects de la société est-il possible? Si tout devient droit, règles, protection, obligation, que devient l'un des principes fondateurs de la philosophie du droit? Fait pour protéger le faible et préserver une certaine égalité, le droit conduit A  une - orthopédisation de la vie sociale -.
Dans cette fascination qui saisit l'Occident A  l'égard du droit, on voit la recherche désespérée d'une réduction ou d'une suppression de la violence sociale, d'autant que, dans le moment actuel d'effondrement des idéologies, le droit reste la dernière des leurs. Mais on lui demande trop. Notamment de se substituer A  l'histoire et A  la politique. Le droit est investi d'un positivisme historique identique A  celui dont la science était investie il y a exactement un siècle.

3 - L'ambiguïté des projets politiques

Les incertitudes précédentes pèsent évidemment sur les maquettes politiques proposées A  la réflexion des citoyens. Celles-ci peuvent se regrouper en deux ures : un projet technocratico-moderne et un autre, apparemment opposé, moderno-technocratique.

Le modèle -technocratico-moderne-
Comment inventer un modèle, en sachant que seul existe le modèle américain qui ne peut AStre extrapolé A  l'Europe car il s'agissait, lA -bas, de faire du neuf avec du neuf, en partant d'un modèle individualiste, et avec deux contraintes, construire une société et un Etat. L'Europe est exactement en position symétrique. D'abord il faut faire du neuf avec du vieux, et le modèle n'est pas individualiste, mais étatique. Rien n'est commun si ce n'est la problématique de la - communauté -, encore que le terme ait des acceptions différentes. Le rôle essentiel des communautés aux Etats-Unis repose sur les identités culturelles, alors qu'en Europe il repose sur les Etats-nations.
Le modèle choisi, celui de Maastricht, avec un renforcement quasiment en parallèle des trois sources de pouvoir et de légitimité que sont le Parlement, la Commission et le Conseil des ministres, n'est pas simple. Si apparemment le Parlement et le Conseil des ministres sortent renforcés aux dépens de la Commission, chacun peut deviner qu'A  terme celle-ci reprendra l'initiative, confortée notamment par l'existence de la Banque centrale et la Cour de justice. Le reste est flou, mais il est clair que les conflits seront plus vifs A  mesure que le choix opposera les tenants d'un fédéralisme qui consacre la primauté de l'Europe comme entité politique A  ceux qui, plus prudents, préfèrent un système confédéral.
Le problème est toujours le mASme : peut-on fonder l'Europe sur une extension de la notion de souveraineté telle qu'elle existe au sein de chaque nation ? Ce qui suppose une reconnaissance égalitaire de chaque Etat, et le respect de toute règle de droit. Mais l'enracinement de cette vie collective dans un consentement fondamental n'est-il pas prématuré? Quelle est aujourd'hui encore la base du contrat social de l'Europe? Cette base sociale, condition de toute démocratie, n'est-elle pas faible ? La révolution politique anglaise du xvii siècle, en donnant naissance A  l'Etat de droit, reprise un siècle plus tard en France, supposait préalablement la lente constitution de cette fameuse société civile, ou du contrat social, peu importe la terminologie employée, qui fait toujours défaut A  l'Europe.
Qu'en est-il aujourd'hui en Europe de la volonté de maitriser son destin et de la volonté de vivre ensemble? Quel concept original, quelle philosophie politique? Si l'on examine les grandes ruptures historiques, celles-ci se sont toujours accomnées d'une représentation politique : absolutisme royal ou, au contraire, souveraineté anglaise pour le xvii siècle, philosophie des lumières pour le xvin siècle, révolution, empire et république pour le xix' siècle, totalitarisme et démocratie pour le xx siècle. L'Europe peut-elle se définir par la seule extension du modèle démocratique? MASme si les peuples qui la composent sont aujourd'hui revenus des déchirements idéologiques qui ont failli détruire ce modèle démocratique? Le modèle démocratique suffit-il A  mobiliser de nouveaux sujets individuels et collectifs?
Cette absence de projet, qui n'a rien d'extraordinaire quand on voit l'accélération de l'histoire A  laquelle on assiste depuis dix ans, est problématique pour réussir la mobilisation des citoyens. Quel projet politique, quand les deux seuls modèles, le libéralisme et le socialisme, sont tous les deux en crise ? Quel projet de civilisation, quand l'histoire du xx' siècle est celle de la peau de chagrin de la civilisation européenne au fur et A  mesure de la reconnaissance des autres civilisations? Quel projet démocratique, quand on voit les abimes d'incompréhension et de désintérASt qui séparent aujourd'hui les deux Europes réunifiées avec la fin du communisme ? Quel projet religieux, quand l'Europe retrouve avec délices ses contentieux entre catholiques, protestants, orthodoxes, juifs et musulmans ? Quel projet culturel, quand l'universalisme européen, en devenant le bien commun de l'Occident, a perdu de son identité sans pouvoir trouver facilement une seconde histoire ? Quel projet utopique enfin, quand on sait que ce sont les utopies européennes qui ont été les plus meurtrières de l'histoire du monde depuis deux siècles?
Tout cela laisse une marge de manœuvre plus étroite qu'il y a un siècle. D'autam que la difficulté est toujours de trouver une forme politique susceptible de mobiliser l'élément de base de la démocratie : le citoyen. Celui-ci est le grand inqueur de cette fin du xxe siècle, mais un inqueur fatigué et dubitatif.
Scepticisme d'autant plus grand que le citoyen européen est déjA  un - vieux citoyen -, chacun dans sa propre démocratie. Il a déjA  une longue expérience de la démocratie. Difficile de faire, avec lui, comme si l'on partait de zéro. Faire l'Europe, ce n'est pas sortir de la barbarie, mais poursuivre une réalité déjA  démocratique.
Qui plus est, l'organisation d'une représentation démocratique ne suffit pas A  créer une communauté politique. Il manque un projet et un lien social ' qui permettent de réunir les individus au-delA  d'eux-mASmes. Comme le rappelle Charles Taylor, -pour qu'un projet démocratique réussisse, que les gens y mettent du leur, qu'ils acceptent une discipline et les sacrifices qui souvent leur sont imposés, il faut qu'ils se sentent liés par un projet commun, se découvrant une solidarité avec certaines gens et pas avec d'autres2 -. La preuve de cette insuffisante maturité politique ? La difficulté A  représenter l'autre. L'Europe n'arrive pas, pour le moment, A  construire un discours sur l'autre, car sa propre identité est incertaine, comme ses frontières. Et c'est A  ces deux conditions qu'une représentation de l'autre peut exister. Comme entité politique, il manque A  l'Europe un -récit fondateur-, comme le dit Paul Ricœur.

Le modèle - moderno-uchnocratique -
Il s'agit moins d'un modèle au sens strict que d'une attitude intellectuelle concernant la manière de réfléchir A  ce que serait l'identité politique de l'Europe de demain. C'est apparemment le - bon modèle -, - moderne ou postmoderne - comme on veut, le moyen de mobiliser les citoyens accablés par le poids de l'histoire.
L'idée est simple : si l'Etat-nation a été un obstacle A  l'Europe, on ne fera l'Europe qu'en dépassant ce couple infernal, c'est-A -dire l'Etat comme forme politique, et en construisant un principe d'identité postnational, qui transcende la nation. Avec ce double changement, on entre dans une nouvelle histoire, postnationale, conventionnelle, post-identitaire, communicationnelle. Qui n'adhérerait? Tout le problème vient du caractère A  la fois volontariste et a-historique avec lequel est envisagé le moyen de se débarrasser de ce gASneur : » l'Etat-nation -.
Se passer de l'Etat, c'est d'abord refuser de faire de la CEE un Etat, confédéral ou fédéral, et pour cela inventer une forme d'autorité la plus souple possible, et sans les attributs classiques de l'administration, mais en lorisant au contraire la fonction judiciaire. L'idée est de réduire les attributs de souveraineté traditionnels associés au pouvoir exécutif pour diminuer ainsi le principe d'autorité qui exclut les autres peuples. Il faut en fait créer un - patriotisme constitutionnel-, selon l'expression d'Habermas, qui, au lieu de reposer sur la hiérarchie des pouvoirs, est basé sur un modèle communicationnel d'adhésion A  des principes communs. Le problème n'est pas de refuser la logique du pouvoir, mais d'en modifier les conditions d'exercice, pour construire progressivement un autre cadre politique qui fasse plus référence A  un modèle universaliste qu'A  des déterminants sociohistoriques. Bref, arriver A  un mode d'autorité reposant plus sur le langage et l'éthique de la discussion que sur l'arbitraire ou la logique représentative. Quant A  la justice, elle joue évidemment une fonction essentielle d'arbitrage entre les positions et les intérASts. Puisqu'il n'y a plus l'Etat comme principe d'autorité arbitraire, c'est le droit comme base de régulation des relations qui est appelé A  se développer.
Il faut également construire un nouvel espace démocratique qui soit différent du cadre national.
La difficulté n'est pas d'organiser autrement ce qui existe, mais d'investir normativement autre chose.
La culture politique joue ici un rôle essentiel dans ce sens où il faut dissocier culture et politique, c'est-A -dire faire adhérer les citoyens A  un projet de culture démocratique plus large que le cadre politique national. Toute la question est de savoir s'il est possible de créer volontairement une identité politique qui dissocie les deux.
- L'identité postnationale - est le moyen de construire cette identité, reposant sur l'adhésion A  des cultures politiques démocratiques, et non sur la fidélité A  un territoire national. Tous ces schémas communicationnels qui attribuent une influence certaine A  l'échange font notamment l'impasse sur le problème de la langue. Comment communiquer des expériences sans langage commun? Car dans ces schémas plus encore que dans d'autres, il est question d'échanges, de leurs, de communications, donc de mots. Comment arriver A  surmonter la contradiction centrale de l'Europe qui est son absence de langue commune ? Dans l'identité postnationale, l'adhésion A  des leurs communes est le moyen de se détacher de la filiation au passé, pour créer une filiation plus conventionnelle. L'identité postnationale, affranchie des références nationalitaires, se trouve de ce fait plus naturellement pluriculturaliste l.
Peut-on construire une identité politique qui ne repose que sur l'adhésion A  des leurs politiques sans référence A  l'identité du passé? Peut-on facilement séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-A -dire l'avenir du passé? Peut-on séparer l'adhésion A  des leurs démocratiques sans avoir par ailleurs une histoire, une mémoire, un territoire ? Les leurs peuvent-elles se passer d'un ancrage sociohis-torique? Une identité postnationale est peut-AStre possible au sein d'une communauté politique ancienne, dont l'identité collective est bien structurée, mais pas au sein d'une communauté sans traditions, comme l'Europe. Ce découplage, dans le cas de l'Europe, semble au mieux prématuré. D'autant que, parallèlement, le mouvement en faveur du patriotisme constitutionnel prône le dépassement du principe identitaire, source dans l'histoire contemporaine des dérives nationalistes. Mais, dans la réalité, il existe une autre tradition de l'identité. Une identité directement liée A  la démocratie puisque dans l'histoire des deux derniers siècles la conquASte de l'identité a partout été une conquASte démocratique. Avec le patriotisme constitutionnel, où il faut séparer leurs et identités, convictions et histoire, c'est au contraire ce qui concerne l'identité qui est délorisé. On retrouve toujours le mASme a priori de certains raisonnements pour lesquels il y a une sorte d'identification entre - identité - et - pensée consertrice -. En réalité, cette vision postmoderne se rattache au courant moderniste au sens où elle suppose possible de séparer politique et identité. Elle constitue, de fait, une version plus sophistiquée du paradigme technocratique et moderniste. Tel est sans doute le paradoxe de ces modèles, A  la pointe de la construction politique.
Apparemment sophistiqués, ces schémas d'identité postnationale et de patriotisme constitutionnel relèvent du mASme modèle, qui espère pouvoir faire taire l'histoire, pour lui substituer un tronc commun de leurs plus pacifiques d'adhésion culturelle. La difficulté de l'Europe est pourtant de relier histoire et projet, de mobiliser le passé pour le - transformer -, plutôt que de le



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