IPeut - écrits et documents
ManagementMarketingEconomieDroit
ss
Accueil # Contacter IPEUT




economie europeneana icon

ECONOMIE

L'économie, ou l'activité économique (du grec ancien οἰκονομία / oikonomía : « administration d'un foyer », créé à partir de οἶκος / oîkos : « maison », dans le sens de patrimoine et νόμος / nómos : « loi, coutume ») est l'activité humaine qui consiste en la production, la distribution, l'échange et la consommation de biens et de services. L'économie au sens moderne du terme commence à s'imposer à partir des mercantilistes et développe à partir d'Adam Smith un important corpus analytique qui est généralement scindé en deux grandes branches : la microéconomie ou étude des comportements individuels et la macroéconomie qui émerge dans l'entre-deux-guerres. De nos jours l'économie applique ce corpus à l'analyse et à la gestion de nombreuses organisations humaines (puissance publique, entreprises privées, coopératives etc.) et de certains domaines : international, finance, développement des pays, environnement, marché du travail, culture, agriculture, etc.


NAVIGATION RAPIDE : » Index » ECONOMIE » economie europeneana

L'insaisissable culture europÉenne



1 - Entre la nostalgie et le volontarisme



A la difficulté de définition de l'Europe, rappelée dans l'introduction de ce livre, s'adjoint la difficulté d'une définition de la culture '. Celle-ci n'a pas exactement le même sens dans les traditions propres aux différentes nations. « Compte tenu de leur histoire, depuis la dislocation de l'Empire romain au v siècle, trois grands domaines culturels disent le continent européen. Au Sud-Est, le domaine balkanique, héritier de l'Empire romain d'Orient, s'épanouit avec Byzance puis connait l'influence musulmane du xv au xix siècle. A l'Est, le domaine slave s'est largement ouvert aux influences asiatiques, byzantines, musulmanes et occidentales. A l'Ouest, le domaine occidental mêle étroitement les cultures nordiques et anglo-saxonnes à l'héritage gréco-latin. Depuis près de seize siècles, ces trois domaines se sont régulièrement interpénétrés.2 » Le plus étonnant est que cette ambiguïté culturelle européenne se retrouve au niveau même du mot culture.
On distingue traditionnellement trois sens au mot culture, mot autant polysémique que les mots d'indidu et de communication. Cette ambiguïté profonde des concepts fondamentaux de la modernité, où tous ont plusieurs sens, n'en simplifie pas l'approche.
La culture est une notion plastique. Etymologiquement, elle signifie « prendre soin », et au départ renvoie à la terre ou à Dieu. Bien plus tard le sens se « déréalise », se détache de l'objet, pour devenir culture de soi et de l'homme. Ce n'est finalement qu'au xix' siècle que cette idée de soin, par extension, signifie le soin que prend l'indidu à son épanouissement. Intuitivement l'idée de culture a trois sens : ce qui s'oppose à la nature, le résultat du travail des hommes; ce qui caractérise l'unité d'un peuple ou d'une ethnie et qui permet de le distinguer d'une autre; le fait de posséder des connaissances, d'être cultivé, lettré, par rapport au reste de la population. L'Europe ne renvoie d'un point de vue culturel à aucun de ces trois sens, mais aux trois à la fois.
Actuellement, on retient trois sens au mot culture, et c'est par rapport à ces sens que se pose la question de la « culture européenne » :
. Le premier sens, « français », insiste sur l'idée d'oeuvre, de création. II suppose une identification de ce qui est considéré comme culturel, en terme de patrimoine et de création, de connaissance et de savoir.
. Le deuxième sens, « allemand », est proche de l'idée de cilisation. C'est l'ensemble des oeuvres et des valeurs, des représentations et des symboles, du patrimoine et de la mémoire tels qu'ils sont partagés par une communauté, à un moment de son histoire.
. Le troisième sens, « anglo-saxon », est plus anthropologique au sens où il insiste sur les modes de e, les pratiques quotidiennes, l'histoire au jour le jour, les styles et les savoirs quotidiens, les images et les mythes.
La culture européenne renvoie à un mélange des trois significations : un peu les oeuvres, un peu le patrimoine, un peu la manière d'être. Mais à aucune des trois dimensions au sens strict. Ce mélange fait sans doute la force de l'Europe, et explique la difficulté à définir une unité de culture, avec toutefois une tension entre une conception française de la culture, tournée vers l'extérieur et dont le modèle du xii siècle universaliste fut sans doute le plus bel exemple, et une conception moins ouverte, et plus allemande. Selon les époques et les pays, on constate ce mouvement de balancier entre l'ouverture et la fermeture culturelle et rien ne serait plus simple que d'identifier systématiquement culture à ouverture. De nombreuses fois dans l'histoire, des cultures, pour se constituer ou survre, ont dû se fermer par rapport à l'extérieur.
De toute façon, les savoirs, les oeuvres, les traditions et les conflits ont fait progressivement éclater le processus d'unification culturelle éli entre le et le xiv siècle sous la férule de l'autorité religieuse. Le paradoxe est sans doute que la référence à cette époque mythique, où aurait existé une culture européenne, a perduré avec la nostalgie complémentaire d'une - grande Europe » où l'unité l'aurait emporté sur la dision, l'un et l'autre renvoyant à une conception de la culture et de la communication sans grand rapport avec le sens actuel. Il n'est pas certain que cette unité à grande échelle ait jamais existé, en tout cas plus l'échelle est devenue vaste, plus l'identité a perdu de son intensité. C'est en cela que la culture européenne renvoie davantage à l'idée d'une mémoire commune qu'à celle d'une création et d'une représentation. Il n'y a pas de conscience culturelle européenne commune, le processus de dision et d'affirmation des différences à partir du xv siècle, sous la triple pression du pouvoir monarchique, de la dision des Eglises et des affirmations identitaires nationales, ayant eu raison de cette unité.
On parlerait plutôt de 1' « idée de cilisation ». Mais il faut là aussi savoir si l'on parle d'une cilisation occidentale ou d'une cilisation européenne. Si la cilisation occidentale est dans le droit fil de l'Europe, celle-ci s'est aussi enrichie, y compris aux prix de pillages et de massacres, des autres aires culturelles du monde. Si bien qu'il n'est plus possible, sauf à tomber dans un européo-centrisme douteux, de calquer la cilisation occidentale sur la culture européenne. L'Europe n'est qu'un des éléments de la culture occidentale.
De toute façon, l'unité culturelle, au sens de celle des ouvres et du milieu artistique, n'existe plus depuis le processus de différenciation engagé il y a trois siècles avec la fin de la Renaissance. Cette unité se retrouve rétroactivement dans l'histoire de l'art qui reconstitue a posteriori des filiations. Mais du point de vue de ceux qui produisent ou génèrent la culture, il n'y a plus d'unité, au sens où l'on suppose qu'elle exista entre le xe et le xvtic siècle. Comme dit F. Braudel : « Pour tout compliquer, chacun sait qu'il n'y a pas une mais des Europes, non pas une culture européenne, mais des cultures européennes, qui ne cessent d'échanger leurs biens, semblant toujours se mettre d'accord pour jouer une même ouvre, comme les musiciens au début d'un concert : quel que soit le lieu où ils aient pris naissance, le gothique, ou l'an de la Renaissance, le baroque, le romantisme, le cubisme ou la peinture abstraite ont fait leur chemin à travers l'Europe entière. Il y a un croisement, collaboration incessante. Sans que s'effacent jamais cependant les diversités foncières. ' »
La culture s'est lentement inscrite dans le mouvement de fractionnement étatique, même si certaines traditions, et valeurs, traversent édemment les frontières. Certains intellectuels, notamment catholiques, essaient de dégager le fonds culturel porteur d'une sion commune pour l'avenir de l'Europe. Ainsi, le professeur à l'université catholique de Lublin Léon Dyczewski repère-t-il huit éléments qui « décident de la spécificité de la culture européenne ».
« Une sion personnaliste de l'indidu et de la e sociale; un désir fort de saisir le continu de l'existence humaine, la recherche du sens de la e; le désir de toujours connaitre, une curiosité cognitive et un perfectionnement du processus de la connaissance; l'amour de la liberté et de la dignité personnelle; la volonté de transformer soi-même la société et la nature; un altruisme créatif; la concurrence entre l'idéalisme et le matérialisme; une culture chrétienne dans ses formes extérieures, tandis que les contenus religieux de la jeune génération s'éloignent du christianisme. »
Ce que l'on appelle culture européenne se dégage assez nettement de cette liste de caractéristiques; c'est le partage d'un certain nombre de principes philosophiques, ontologiques, esthétiques, moraux, qui fonde au travers de la succession des siècles, des guerres et des massacres une certaine philosophie de l'homme!. C'est probablement autour de la définition de l'homme et de la personne si on y adjoint les valeurs religieuses que se fonde l'unité de la culture européenne. Davantage un ensemble de legs et une posture s-à-s de l'indidu et de l'autre, plutôt qu'une construction positive et cohérente. En dehors d'une certaine philosophie de l'homme, qui constitue sans doute l'unité culturelle européenne, devenue par la suite la culture occidentale, on peut rassembler les trois piliers de la culture européenne qui aujourd'hui sont universalisés : le rationalisme, l'humanisme et la science.
L'analogie avec l'histoire des sciences et des techniques permet de comprendre les limites du thème de la culture européenne. Rétrospectivement, l'histoire des sciences fait apparaitre des filiations, dans le temps et dans l'espace, mais à partir du x siècle, les savants ont été eux aussi liés au pouvoir politique national ' et ce processus n'a fait que s'amplifier jusqu'à atteindre la situation actuelle où chaque pouvoir politique est directement lié à une partie de la communauté scientifique. Cela ne veut pas dire qu'il y ait des sciences de « gauche » ou de « droite » comme au bon eux moment du stalinisme, mais que l'idée d'une autonomie de la science et de la technique comme on le voit encore dans certaines histoires des sciences est insuffisante. S'il reste édemment un corpus scientifique autonome celui-ci est néanmoins largement médiatisé par le poids du contexte socio-historique, chacun sachant aujourd'hui que la science ne campe plus hors de la société, mais qu'elle y est totalement intégrée. Elle est l'objet d'affrontements politiques, ne serait-ce que pour le poids des budgets.
Il en est de même avec la culture qui fut très rapidement incorporée au processus de différenciation féodal et royal. Les princes et les rois, aujourd'hui les chefs d'Etat, se servent de la culture pour se différencier et se valoriser. La « culture nationale », sa défense et sa promotion jouent un rôle considérable dans tous les affrontements symboliques ou guerriers en Europe, depuis le xvrf* siècle. Certes, on retrouve au-delà de ce fractionnement culturel une unité dégagée par l'histoire de la culture, comme il y en a une au travers de l'histoire de la science, mais cette unité n'est pas sible à l'échelle indiduelle.
En fait, la culture depuis la Renaissance a une double fonction. Un moyen d'affirmer pour chaque Etat sa singularité et son génie, en même temps que le moyen de s'inscrire dans une certaine continuité. C'est parce qu'il existe imperceptiblement le sentiment d'une culture européenne, impossible à saisir, mais constituée d'une sorte de langage commun, que le processus de différenciation culturelle a eu cette importance. Autrement dit le processus continu de différenciation n'a pris cette ampleur que parce qu'il s'enracinait simultanément dans une sorte de fonds culturel et symbolique commun. Ce même processus s'est produit avec les langues nationales. Elles se sont d'autant plus distinguées au cours des siècles, qu'elles conservaient une base commune, celle du latin et surtout du grec.
Le drame ou la richesse de tout ce qui a trait à la culture ent donc de ce constat : pas de culture sans processus simultané de différenciation. Tout le problème est la proportion, variable dans le temps, de ce processus contradictoire.
Nous assistons donc à une évolution parallèle, mais de sens opposé. D'une part, un émiettement croissant dans le temps de la culture européenne, au fur et à mesure de l'inscription de celle-ci dans les identités territoriales. D'autre part, un mouvement aujourd'hui assez fort de réactualisation de cette unité culturelle européenne, pour y trouver un appui au projet politique européen.
Le député européen Roberto Barzanti dans son rapport parlementaire explicite cette stratégie : « La connaissance des racines culturelles de l'Europe contribue à créer une conscience européenne et dès lors à promouvoir le concept de citoyenneté européenne. ' » Entre les deux se développe une culture moyenne européenne, qui est de prime abord une alliée pour l'unité européenne, car cette culture ne connait pas les frontières : les mêmes musiques, les mêmes films, presque les mêmes théatres ou livres qui sont simultanément consommés à Stockholm, à Athènes, à Lisbonne ou à Berlin. L'Europe de la culture semble plus facile à réaliser que toutes les autres, mais à condition de satisfaire aux critères des industries culturelles, c'est-à-dire à une certaine standardisation, nécessaire à l'économie de marché.
En réalité, on confond la création d'un marché économique européen de la culture avec la culture européenne. Certes, le marché ne peut exister sans un fonds commun d'oeuvres, mais la plupart de ces ouvres et des valeurs qui les sous-tendent sont autant occidentales qu'européennes. S'il fallait réduire la question de la culture européenne à celle du marché, il serait plus exact de parler de culture occidentale que de culture européenne. S'il existe des éléments spécifiques d'une culture européenne, il faut probablement les chercher au-delà de l'économie, dans un certain respect s-à-s des ouvres de l'esprit, et de la conscience.
C'est d'ailleurs l'idée qui est défendue par certains gouvernements et artistes européens dans les négociations du Gatt en 1993. Ils demandent la reconnaissance par les Etats-Unis d'une «clause d'exception générale et illimitée » sur les produits culturels, et notamment audiosuels. La clause d'exception culturelle.
Voilà sans doute la principale force, en même temps que la faiblesse, de cette idée de culture européenne. Elle est inséparable de la réalité d'un marché de consommation culturelle, mais celui-ci ne saisit qu'une partie de la réalité culturelle. Il rend publique la partie de la culture suffisamment partagée par le grand nombre pour faire l'objet d'un commerce, mais laisse de côté la partie « non renle », notamment tout ce qui concerne la création et l'originalité, et d'une façon générale tout ce qui ne concerne pas un public suffisamment vaste.
Plus la culture deent l'objet d'un marché, plus l'Etat2, pour garantir la culture minoritaire et une certaine innovation, prendra des mesures pour préserver une conception de rintérêt général de la culture. Mais l'action de l'Etat est elle-même tributaire des modes et des représentations culturelles du moment. D'autre part, peu de pays ont, comme la France, une action globale dans ce secteur. Beaucoup, par tradition politique ou culturelle, considèrent que l'Etat doit intervenir au minimum dans ce secteur '. Autrement dit, l'économie avec le marché et la politique avec l'Etat sont peut-être un moyen de renforcer l'identité culturelle européenne, mais avec le handicap de laisser de côté les ouvres et les réalisations qui ne sont pas à une certaine échelle. Et surtout, elles laissent entière la question de la production culturelle qui par définition se fait à travers un processus de différenciation, c'est-à-dire par opposition à ce qui existe. La « création culturelle » au moment où elle se fait est rarement à « l'échelle de l'Europe », sauf quand il s'agit d'une création conçue dans la perspective du marché.


Chacun constate donc que cène « européanisation de la culture », dans laquelle certains voient un leer pour la conscience européenne, a ses propres limites. Certes, il existe une «culture européenne » au niveau du patrimoine2 et de certaines grandes manifestations, mais elle laisse des pans entiers de la culture qui ne sont que partiellement mis en valeur au travers la politique publique culturelle.
La politique européenne actuelle a quatre axes. Elle cherche d'abord à créer un espace culturel européen, en facilitant la diffusion et la libre circulation des biens culturels. Elle cherche de même à organiser une protection sociale spécifique pour les artistes, des incitations fiscales sont ensagées pour encourager le mécénat d'entreprise, et une politique de l'édition tente d'être mise en ouvre. Elle comprend l'harmonisation des droits d'auteurs et des éditeurs, la coopération et la connexion informatique des grandes bibliothèques européennes, etc. Le deuxième axe est la promotion d'une industrie audiosuelle européenne, nous y reendrons. Un troisième aspect consiste à favoriser l'accès aux ressources culturelles nationales et régionales, a des aides au tourisme culturel et à la restauration du patrimoine. Enfin, la Commission propose de prendre en charge une politique de formation aux métiers ayant rapport avec la culture. Par des aides financières, des bourses, des échanges internationaux, il s'agit de former des administrateurs, des critiques, des techniciens de l'image et du son dans une optique européenne et non plus seulement nationale.
Cette culture institutionnelle et économique, aussi importante soit-elle, ne suffit pas à fonder la conscience d'une culture européenne, et l'on retrouve ici la difficulté à passer de conditions objectives, économiques, institutionnelles et politiques aux conditions subjectives d'usage et de signification.
En un mot, la socialisation de la culture à laquelle on assiste depuis un siècle ne suffit pas à transformer la culture en un bien culturel dans un secteur politique comme les autres. Ni a fortiori à en faire un accélérateur de la conscience européenne. Même si ce processus est renforcé depuis deux générations par la naissance d'un marché de masse de la culture '.
Ce n'est pas parce que les Européens consomment à peu près les mêmes ouvres culturelles, partagent la même hiérarchie des ouvres, possèdent les mêmes caractéristiques du « goût », que la culture, au sens large, peut être mobilisée pour renforcer la cause européenne. Justement parce que chacun fait un usage privé de ce stock de valeurs communes culturelles européennes. Et le fait de partager des goûts communs ne crée pas automatiquement le désir de les instrumentaliser dans le jeu politique. Fût-ce pour la bonne cause de l'Europe. Justement parce que chacun, confusément, considère la culture comme quelque chose d'un peu « à part ».
Cette différence entre socialisation et signification de la culture est essentielle à préserver. Même si elle n'est pas toujours vue par le volontarisme politique ambiant, prêt à tout enrôler sous la bannière européenne.
Il y a d'ailleurs un décalage entre le volontarisme de certains discours culturels et la prudence des hommes politiques dans ce secteur. Même la politique du Conseil de l'Europe, institution la plus ambitieuse dans ce domaine, est restée assez modeste, en dépit de quelques succès2. L'Acte unique ne mentionnait pas la culture, et même Maastricht en parlait avec prudence. L'article 128 du traité stipule: «La Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des Etats membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en édence l'héritage culturel commun. » Rédaction parfaite pour satisfaire tout le monde, c'est-à-dire personne. L'introduction de cet article 128 sur la culture a été en général considérée comme un progrès, au sens où il s'agissait de la « preuve » de l'importance du fait culturel. Mais c'est un peu faire injure à tous ceux qui antérieurement n'avaient pas mentionné la culture dans les actes européens. Comme s'ils n'y avaient pas pensé. Comme s'ils n'avaient pas considéré la culture comme un facteur important. On verra plus loin que c'est dans le domaine de l'audiosuel, et la conservation du patrimoine, que les actions européennes sont, pour le moment, les plus fortes. Le point le plus sensible de toute politique volontariste, en matière de culture, concerne la défense du droit d'auteur '.
Depuis de nombreuses années en Europe s'oppose, sans qu'il y ait eu de choix définitif, une conception anglo-saxonne sant moins à protéger l'auteur qu'à favoriser le consommateur, a le copyright, et une conception française beaucoup plus restrictive, et centrée d'abord sur la défense de l'auteur. L'affrontement entre ces deux conceptions symbolise l'enjeu à venir sur la place de la culture en Europe. Soit favoriser les industries en rapport avec le plus grand marché culturel mondial en termes de niveau de formation et niveau de revenus. Soit favoriser les indidus, source de toute création indiduelle. Ce débat politique, et non économique, est capital et détermine en bonne partie les conditions d'une « culture européenne » de demain. Deux volontarismes, libéral anglo-saxon et étatiste français, s'opposent ici. La finalité de la conception anglo-saxonne du droit d'auteur, en prilégiant une perspective économique, tend à banaliser la culture avec la possibilité de l'instrumentaliser, au même titre que les autres secteurs de la réalité sociale.
A l'inverse, la finalité de la conception française, en prilégiant l'auteur et sa création, préserve le statut particulier de la culture dans une société où les intérêts économiques dominent progressivement.
Pour résumer le rapport difficile entre la culture et le projet européen, on peut distinguer cinq niveaux :
. Le premier est celui de l'unité culturelle européenne au sens de la cilisation, de la tradition, de la mémoire. En somme de ce qui fait le socle du projet politique actuel.
. Le deuxième est le processus de différenciation qui s'est opéré à partir du xii siècle, pour s'approfondir jusqu'au xx siècle avec le phénomène des Etats-nations. La culture comme enjeu des processus de fragmentation identitaire. C'est elle qui a donné naissance au marché de l'art international, où s'échange à un prix très élevé les oeuvres du patrimoine.
. Le troisième est celui de la promotion d'une certaine idée de la culture européenne au travers de la socialisation et de la démocratisation depuis le xixe siècle. La culture fut le symbole du combat pour l'éducation et la promotion indiduelle.
. Le quatrième est celui de la culture de masse apparue principalement après la Seconde Guerre mondiale qui, en s'appuyant sur le haut niveau d'éducation et de revenus de la population européenne autant que sur l'existence de goûts communs et l'existence de médias, a permis le développement d'un marché européen de la culture. Ce niveau mélange édemment des éléments de culture européenne et occidentale et constitue l'essentiel de ce que l'on appelle la culture moyenne.
. Le cinquième est celui du projet politique européen qui souhaite enraciner sa légitimité et sa force en mobilisant les idées de culture et de patrimoine européen '.
C'est donc dans ce dédale des cinq niveaux entremêlés que se joue la mobilisation de la culture pour l'Europe. On comprend mieux, une fois fait ce travail de dissociation des différents niveaux d'analyses, pourquoi j'insiste, avec quelques-uns, il faut dire peu nombreux, sur la nécessité de ne pas trop utiliser la culture dans la construction européenne. Cette situation, déjà passablement compliquée, des rapports entre culture et projet européen l'est encore plus si l'on prend en compte le mot culture, celui de e quotidienne.


2 - Les différences dans la culture quotidienne


Pour comprendre les difficultés d'émergence de la culture européenne, il suffit de prendre en compte le mot culture dans sa deuxième acception.
Là, en dépit de la profonde standardisation des modes de e, de la présence des mêmes objets et des mêmes serces d'un bout à l'autre de l'Europe, fabriqués parfois par la même multinationale américaine ou anglo-japonaise, tout, à condition de bien regarder, est différent. Ce sont édemment ces différences qui font la richesse « culturelle » de l'Europe.
Prenons deux exemples opposés relevant d'une anthropologie culturelle rapide dans des secteurs où apparemment la standardisation pourrait faire croire à une certaine identité culturelle européenne. D'abord les aéroports, lieu le plus international, banalisé et standardisé qui soit : les fonctions y sont partout identiques et ils sont construits souvent par les mêmes entrepreneurs. Que constate-t-on ? Aucun aéroport ne ressemble à un autre, même si l'architecture est le plus souvent semblable et assez peu originale. Les couleurs diffèrent, le style du mobilier, les odeurs, les habits et les comportements de ceux qui y travaillent, la manière dont les locaux sont entretenus, les lumières, le graphisme des lettres, bref tout le « suel », sans parler du sonore et de l'atmosphère indicible. S'il est parfois difficile de savoir « où l'on est », il est par contre facile de savoir où l'on n'est pas. Les aéroports de Rome n'ont rien à voir avec ceux de Paris, Londres, Francfort, Stockholm ou Berlin. A chaque fois, en une seconde, nous identifions le pays. Ce qui se donne à voir ici en quelques instants renvoie à une identité profonde.
De même en ce qui concerne les voitures. Quoi de plus banalisé, pour ne pas dire davantage, que les modèles de voitures souvent conçus à l'échelle internationale, en tout cas européenne ? Et pourtant, culturellement tout sépare une Italienne d'une Allemande, d'une Française, d'une Anglaise. Ceci n'est pas seulement le résultat du travail - pervers » de stylistes qui renforceraient artificiellement une identité dépassée. Non, c'est au contraire à chaque fois la condition pour que la clientèle des pays souhaite l'acheter, et c'est d'ailleurs aussi cette identité qui est un des facteurs de vente à l'étranger. Qui pourra nier que Mercedes, BMW, Opel ont un style inélement allemand ? De même que Lancia et Alfa Romeo sont naturellement italiennes, Renault et Citroen françaises. Le style de la voiture exprime une identité réelle même si par ailleurs l'entreprise est une multinationale. Des styles aux couleurs, en passant par le tissu des sièges, la forme du leau de bord, le type de matière plastique choisi, le dessin des sièges et des portes, tout, en un clin d'oeil, identifie une voiture. Et plus elles sont réellement standardisées et internationales, plus elles ont du mal à se vendre. Même les voitures japonaises qui ont mis si longtemps à acquérir leur légitimité en Europe ont aujourd'hui changé : tout en copiant les formes européennes, elles promeuvent depuis quelques années un style original. Au point que dans quelques années, on pourra parler d'un « style japonais », même si pendant trente ans tout fut dit pour railler le «conformisme » et la « banalité » des voitures japonaises.
Ce qui est recherché dans les objets de la e quotidienne, renvoie à l'expression d'une culture. Même si tout cela fait l'objet par ailleurs d'une industrie de masse. Après tout, les grandes marques du luxe français sont bien devenues en trente ans de petites multinationales sans pour autant perdre ce qui est au fondement de leur succès : « le goût français ». Et toutes les industries de la culture aujourd'hui le savent. Pour réussir, l'internationalisation d'une production et d'une distribution doit se faire en partant d'une identité. C'est la recherche de cette identité qui motive l'acte d'achat. La critique de la société de consommation avait simplement oublié qu'il peut y avoir à la fois économie d'échelle standardisée des produits, et maintien d'une identité culturelle.
Il suffit de se promener dans les rayons d'un hypermarché anglais, allemand, français ou italien pour constater combien des vêtements aux rayons de la maison, en passant par l'alimentaire, les loisirs-tout est différent. Ne serait-ce que l'indication des tailles. Et pourtant, il s'agit des biens les plus standardisés.
Pourquoi souligner l'importance des différences, qui paraissent presque dérisoires? Pour en montrer au contraire toute l'importance. L'identité culturelle passe aussi, et peut-être d'abord, par les actes de la e quotidienne, ceux qui ne sont ni remarqués ni valorisés, et qui font la spécificité, parfois la grandeur, d'une culture. Les Scandinaves ont sans doute été les premiers à le vouloir, ou en tout cas à l'expérimenter, quand à partir des années 60 les formes de leur mobilier, puis celles de leurs objets quotidiens ont connu un réel succès dans toute l'Europe. C'est d'ailleurs ce que ne cessent de dire, voire de crier, les ethnologues et les anthropologues, que personne n'écoute réellement tant on s'obstine à croire qu'ils s'occupent du pittoresque ou de sociétés - moins avancées que les nôtres ». Ces deux professions sont plus importantes pour la réussite de l'Europe démocratique que tous les économistes réunis. Mais comme il s'agit de disciplines discrètes, qui refusent les généralisations, et travaillent lentement, on les relègue volontiers aux musées de l'Homme. Il semble cependant qu'il y ait progressivement en Europe un renouveau intellectuel et culturel en faveur de l'ethnologie et de l'anthropologie retrouvant ainsi une des grandes traditions du début du siècle ou de l'entre-deux-guerres. L'effondrement des différents his-toricismes y est peut-être pour quelque chose


Encore un exemple : les rues d'une lle. Quoi de commun dans celles de Londres, Paris, Rome, Berlin et Athènes? Rien. Tout est différent, de la lumière aux formes des batiments et leur hauteur, aux styles des néons comme au mobilier urbain, aux couleurs des magasins comme aux odeurs et aux kiosques à journaux, au style vestimentaire de ceux qui y déambulent comme aux plaques d'égouts ou aux pierres des trottoirs, au style des macadams comme aux abris téléphoniques, aux bancs et aux passages cloutés. Tout est différent, même si la plupart des modèles de voitures qui circulent se ressemblent.
Un exemple dans un tout autre domaine, celui de la télésion. Rien de plus standardisé que les genres d'émissions de télésion : ce sont les mêmes que l'on retrouve d'un bout à l'autre de la ète, quand ce ne sont pas les mêmes programmes. Pourtant, comme on le verra dans la partie suivante, la télésion reste très marquée par l'identité nationale. Comparez simplement les émissions de téléachat et de jeux qui sont l'objet d'une forte audience d'un pays à l'autre. Ce sont souvent les mêmes objets et les mêmes jeux. Et pourtant quelles différences dans la manière de filmer, de parler à la caméra, de s'habiller, de conseiller, de rire Si l'on ne sait pas toujours dans quel pays on est en regardant une télé-achat ou un jeu de télésion on sait par contre tout de suite si on est chez soi ou non. Et ces exemples de culture populaire se retrouveraient à l'identique dans tous les milieux sociaux. La standardisation et la rationalisation n'arrivent jamais à tuer les différences, dont le paradoxe est d'être de plus en plus sibles, au fur et à mesure qu'elles sont impalpables. Comme si la différence se nichait de plus en plus dans l'accessoire tout en prenant un éclat inattendu.


3 - Les changements du statut de la culture


Deux changements sont en outre intervenus pour réduire l'efficacité du rôle de la culture dans la création de l'Europe démocratique.
. Le premier concerne le passage d'un modèle de société fermée à celui d'une société ouverte.
Hier les ouvres de l'esprit permettaient de réunir les hommes de culture séparés les uns des autres, et isolés dans des sociétés fermées. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Les sociétés sont ouvertes, le marché, les médias et l'industrie ont transformé la culture en une industrie et les hommes de culture sont plutôt confrontés aux problèmes inverses : comment rester isolé pour essayer de produire quelque chose d'original.
Hier la culture réunissait, aujourd'hui elle est omniprésente, devenue un secteur comme un autre de la société, un objet de politique institutionnelle.
Elle était d'autant plus précieuse hier qu'il n'y avait rien d'autre en commun; aujourd'hui, tout est public. Cette publicisation n'entraine pas forcément une banalisation et un appauvrissement comme le répètent inlassablement certains intellectuels, car il y a dans cette inéle standardisation une certaine démocratisation de la culture. Mais qui dit démocratisation et banalisation veut également dire perte d'une certaine spécificité. Et tout le problème est là. Jusqu'où la culture dans la société ouverte doit-elle se banaliser? Jusqu'où peut-elle être exposée à l'encan?
C'est ici qu'un autre changement est intervenu, dont on mesure mal l'importance. La socialisation de la culture a été l'objet d'un long combat pour sortir celle-ci du ghetto des classes dominantes. Mais plus on a parlé ouverture, démocratisation, socialisation, moins on a vu que ces dimensions devaient être complétées par une autre, plus diaphane, celle de l'identité. Si dans la culture il y a toujours identité et relation, c'est l'identité qui deent première, quand tout est relation. Cette marche forcée vers la socialisation rencontre deux limites : elle n'empêche pas la création de nouvelles inégalités; il y a toujours une limite à l'installation de la culture sur la place publique. C'est vrai pour ce qui concerne la création, mais c'est aussi exact pour ce qui a trait à l'accès au patrimoine. En un mot, il ne suffit pas de faire les musées, les plus grands, tous gratuits, pour que la démocratisation de la culture réussisse. Il reste toujours quelque chose de . caché dans la culture », auquel on ne peut accéder qu'à travers une démarche indiduelle.
Parler donc d' « Europe de la culture - consisterait moins à vanter les vertus d'un espace culturel plus large et plus tourné vers l'échange et la communication, qu'à favoriser un processus de différenciation. Jouer moins le « grand marché . que 1' « identité culturelle ».
. Le deuxième changement concerne les relations entre culture et distance.
La culture, dans sa dimension de création mais aussi dans celle d'accès au patrimoine, réclame une certaine distance par rapport à la réalité; comme on l'a vu, elle ne se donne pas à voir, ou plutôt ne se résume pas dans ce processus indispensable de publicisation. On retrouve ici l'importance de l'Etat-nation, ou tout au moins de la communauté de référence, pour créer le sentiment de partager un certain nombre de valeurs et d'ouvres de l'esprit. La culture, par exemple, a joué pendant la guerre froide un rôle réel entre les deux Europes, comme pour refuser la dision qui s'était imposée. Conserver une relation avec toutes les formes de culture de l'Europe de l'Est était un moyen de s'opposer à l'histoire immédiate et de réaffirmer la continuité avec la tradition et les ouvres de cette partie de l'Europe. Mais aujourd'hui, et cela est paradoxal, la curiosité de l'Ouest à l'égard de la culture de l'Est est beaucoup moins forte qu'il y a trente ans, alors même qu'il est beaucoup plus facile de voyager. Comme si le rapprochement politique des deux Europes se traduisait par la disparition de la singularité culturelle de l'Europe de l'Est '. Comme si ce rapprochement, sur la base des triomphes des valeurs de l'Ouest, devait se traduire par une sorte de « réalignement » culturel de l'Est sur l'Ouest, alors même que pendant quarante ans la culture fut au contraire à l'Est un secteur essentiel à la fois comme moyen de » résistance » au communisme et de préservation de l'identité.
D'une certaine manière la distance entre culture, société et politique, qui fut une condition de sure à l'Est, devrait être méditée à l'Ouest, au moment où l'on souhaite la réduire.
Cette distance à recréer est d'autant plus nécessaire que l'originalité européenne a souvent été la non-concomitance entre l'espace de la culture et celui de la politique 2. Et ce décalage est à préserver au moment où l'Europe, en passant de la référence à la réalité, rapproche toutes les références y compris culturelles. La force de l'Europe a sans doute été depuis toujours ce décalage entre des conceptions culturelles, philosophiques, politiques. Le pire serait que cette dimension spirituelle, culturelle, disparaisse avec 1' « incarnation de l'Europe ». Comme le dit E. Tassin : « L'Europe politique voit le jour quand l'Europe spirituelle s'effondre. » Ou, pour le dire autrement, en paraphrasant le titre d'un chapitre du livre Histoire de l'Europe , il est possible de se demander si l'histoire de l'Europe ne se trouve pas symbolisée dans ce changement. « Hier, il n'y avait pas unité culturelle et fragmentation politique, demain il y aura fragmentation culturelle et unité politique. »
Une chose est en tout cas édente : ces décalages dont on mesure mal la rationalité et l'enchainement chronologique ont été finalement des facteurs d'une grande richesse du point de vue de la création culturelle. Rien ne serait pire que de vouloir les réduire ou de les er dans une organisation, ou tout simplement de les rationaliser. Il faudra sans doute, en matière de culture, admettre un jour les limites des idées les plus démocratiques de . politique de la culture . qui risquent une sorte de positivation, voire de réification, de la chose culturelle.
Autrement dit, nous assistons à un chassé-croisé ; hier la culture rapprochait ce que la politique disait, aujourd'hui la politique rapproche, obligeant la culture à une autre position.
C'était par le cosmopolitisme que l'on s'émancipait d'un monde fermé. Aujourd'hui, c'est l'inverse, c'est par l'identité et l'enracinement que l'on peut résister à l'ouverture du monde.

4 - La culture européenne aujourd'hui

Un livre entier, à la suite d'autres, pourrait être écrit sur ce sujet. Je me bornerai à quelques aspects moins traités.
La première tache est de distinguer culture européenne occidentale et marchande, distinction extrêmement difficile tant les notions sont imbriquées.
La subversion du communisme doit autant à la culture « Coca-Cola » et - McDonald » qu'au thème des droits de l'homme. Même si les deux références, tout en appartenant au même modèle socio-politique, renvoient néanmoins à des valeurs différentes. Comment distinguer, dans l'énorme marché de la culture, ce qui relève d'une culture européenne ? Celle-ci est-elle autre chose que la culture de masse à l'échelle européenne qui, du cinéma à la télésion en passant par l'édition et la musique, célèbre les goûts communs de ces 340 millions d'habitants qui sont au berceau de la culture occidentale?
Autrement dit, la tache, quasiment impossible, consisterait à distinguer dans l'industrie culturelle européenne ce qui pourrait être utile dans l'élaboration ou la valorisation d'une culture adéquate au projet politique européen '.
A titre d'exemple, voyons ce que sont les conditions actuelles de la coopération scientifique en Europe2. Le CNRS s'emploie d'ailleurs à réfléchir sur ce sujet. Ainsi a-t-il organisé en avril 1993 une session plénière sur le thème des « perspectives européennes de la recherche scientifique». Le programme des sessions comportait plusieurs les rondes : histoire et géographie de l'Europe scientifique; modes de concertation et d'intégration de la recherche en Europe; évaluation de la recherche en Europe; la constitution d'un espace européen est-elle une chance pour échapper au monolinguisme? Que constate-t-on après ces travaux ? L'extrême difficulté de communication entre chercheurs et disciplines, car même pour les disciplines des sciences exactes et appliquées (mathématiques, physique, chimie, biologie) cette coopération est malaisée, malgré l'existence d'un code scientifique commun et d'une objectité possible des savoirs et des langages stricts. Personne ne parle d'une « science européenne ' ». Il existe cènes une communauté scientifique européenne, en concurrence, mais la référence est mondiale. Cela ne veut pas dire absence d'unité, mais les orientations et les perspectives mettent rarement en avant l'idée d'une identité scientifique européenne. François Kou-rilsky, évoquant la collaboration scientifique européenne, reconnait qu'il existe de multiples freins à celle-ci, qui sont « la barrière des langues, le prix des transports, l'absence de canaux informatiques communs ainsi qu'une trop grande concurrence entre les laboratoires * ».
Qu'en est-il du côté des sciences sociales (économie, philosophie, sociologie, histoire, science politique, anthropologie, linguistique) où la dimension du langage, donc des conditions historiques et culturelles des énoncés, joue un rôle essentiel ? Ici, c'est l'éclatement et la diversité. Il y a presque autant de traditions culturelles qu'il y a de pays et de cultures participant à la construction des discours scientifiques. Pour chacune de ces disciplines, il est impossible de comprendre leur statut sans comprendre l'histoire nationale dans laquelle elles émergent, même s'il existe depuis toujours une tradition des échanges entre les universitaires européens. Les sciences sociales restent terriblement marquées par leurs « territoires », expliquant ainsi les difficultés de . communication ».
On constate non seulement que le dialogue entre les disciplines est laborieux au sein d'un même pays, mais qu'il n'est pas plus facile à partir des mêmes disciplines dans un contexte international. Les contresens sont importants, les difficultés de compréhension mutuelles et l'énoncé des problématiques et des hypothèses inélement simplifié. Sans parler du non-dit indispensable pour que l'on puisse se comprendre. Il est étonnant de constater combien la coopération scientifique, pour réussir, suppose une communication appauvrie, et encore s'agit-il de professionnels partageant la plupart du temps les mêmes codes et les mêmes cultures.
En un mot, ce qu'apporte l'expérience de la politique de coopération scientifique montre la difficulté de communication. La problématique, le vocabulaire, les références bibliographiques, les traditions universitaires, tout diffère. La preuve? L'extrême difficulté à faire de la recherche ative. A partir d'une même discipline, et sur un même sujet scientifique, les travaux atifs se limitent le plus souvent à deux, trois, quatre pays au maximum. Sous peine, soit de ne pas se comprendre, soit de procéder à une aison à un tel niveau de généralité qu'il n'en ressort rien d'intéressant. Les sciences sociales, y compris l'économie, dont on pourrait penser que son objet, l'argent, l'équivalent universel, dépasse les frontières, sont marquées d'une sorte d'identité nationale indépassable, qui freine l'émergence d'une culture scientifique commune à l'échelle européenne. Et encore s'agit-il de travaux scientifiques, définis assez strictement par les frontières d'une histoire des sciences et des concepts, par une tradition des disciplines et par l'existence d'une communauté scientifique '. Qui a déjà participé à des colloques scientifiques en Europe, même sur un sujet précis, et même à partir d'un savoir construit, a éprouvé les limites et les difficultés de cette intercompréhension. Comment cet obstacle est-il levé ? Par la constitution progressive de « mini-réseaux » à travers l'Europe, où, à force de se rencontrer et d'avoir des approches communes, un certain nombre de spécialistes prennent l'habitude de coopérer. Mais ce sont alors les mêmes spécialistes qui se rencontrent pendant une génération. Et l'on est toujours étonné de voir que la coopération scientifique internationale repose toujours sur un petit nombre d'indidus qui finalement forment une « génération », car la multiplication des rencontres a permis l'apprivoisement mutuel et la naissance de sympathies permettant un travail en commun.
La coopération scientifique internationale bute sur les mêmes limites que pour l'interdisciplinarité. La communication entre les disciplines est en effet d'une extrême difficulté, au point qu'est seule possible une coopération entre deux disciplines très proches l'une de l'autre (économie et sociologie; ou histoire et science politique; ou droit et économie; ou psychologie et linguistique). Pour le reste, il s'agit la plupart du temps d'une cohabitation polie, permettant aux disciplines de poursuivre leurs travaux dans leurs perspectives propres, même si parfois leur objet est identique '.


Les difficultés de coopération scientifique sont rarement évoquées, justement parce que du point de vue des opinions publiques tout ce qui concerne la science reste entouré d'une certaine idée d'universalité. Si chacun admet aujourd'hui la concurrence internationale farouche, beaucoup croient encore que la « communauté des savants » existe. Ou plutôt que la perspective « normale » de la coopération scientifique est l'élaboration de cette « science universelle » dont les références en physique, chimie, astrophysique, mathématiques semblent donner l'exemple.
Personne ne veut sérieusement tirer la conséquence épistémolo-gique des difficultés de communication scientifique des sciences de l'homme et de la société. Au lieu d'y voir une différence radicale, source d'une réelle richesse, on y voit au contraire la preuve d'une maturité insuffisante de disciplines encore » jeunes ». Alors même que l'intérêt des sciences de l'homme réside dans la contradiction entre les deux mots.
L'Europe de la recherche pose concrètement les questions de cette indispensable mais tumultueuse coopération entre chercheurs qui n'en finissent pas d'échouer à constituer la communauté des savants. A croire que les identités culturelles nationales historiques seraient plus prégnantes que les objectifs scientifiques. Toute avancée de la coopération scientifique, pourtant plus facile que la coopération économique et politique, conduit aux questions suivantes : qu'en est-t-il de la singularité d'une recherche européenne; comment coordonner les procédures de concertation; « harmoniser » les traditions; favoriser la circulation des travaux; faciliter la formation et la mobilité des carrières; «dégager des priorités thématiques, évaluer les impacts économiques «; situer les déséquilibres avec les Etats-Unis et le Japon; gérer le risque de déséquilibre entre l'Europe riche et les pays pauvres Rien n'est simple. Même en matière scientifique. Les travaux montrant l'extrême difficulté de la « communication scientifique » sont peu nombreux. En réalité, les difficultés d'une coopération scientifique européenne sont une bonne métaphore des difficultés de l'Europe. La prise de conscience de leur importance est quasiment simultanée à la volonté explicite de faire l'Europe.
Un autre exemple pour comprendre les limites de ce fameux thème de la culture européenne : celui de la culture d'entreprise. S'il existe une Europe, c'est celle des entreprises, largement en avance d'ailleurs sur l'Europe politique, militaire, sociale et culturelle. Elle a même pris près de dix ans d'avance. Et qu'observe-t-on à propos de cette culture d'entreprise, pourtant apparemment identique dans les différents pays d'Europe puisqu'il s'agit partout d'investir, produire et vendre?
On constate une radicale différence dans les cultures d'entreprise, y compris pour les entreprises qui appartiennent au même groupe industriel. Autrement dit, l'appartenance à un même propriétaire, le fait de partager une actité commune, assez directement sanctionnée par les lois du marché, ne suffit pas toujours à créer une culture d'entreprise commune tant les cultures de ceux qui y travaillent diffèrent. L'hétérogénéité culturelle des salariés est plus importante que les similitudes liées à une actité économique identique. Les syndicats en savent quelque chose. Y compris après quarante ans de Marché commun en Europe. Y compris entre l'Allemagne et la France où le traité d'amitié de janer 1963 favorisa inconteslement un rapprochement des deux économies. Les cadres Fiat, ou Philips, ou Rover, ou Renault, British Airways n'ont pas le même - profil -, en dépit d'actités fortement rationalisées. Comme le disait très justement un journaliste, Ludwig Siegele, dans un article du Monde consacré au bilan de la coopération franco-allemande : « Les hommes d'entreprises des deux côtés du Rhin n'ont pas la même conception du temps, de la hiérarchie, de l'information, de la carrière. Les malentendus sont inéles Le dirigeant français est satisfait quand il atteint g0 % de son objectif, son collègue allemand ne voit que les 20 % qui restent. » La communication d'entreprise, en dépit d'une culture commune au sein de l'Europe, est aussi ardue à instaurer que la communication scientifique.
Il en est de même pour les hauts fonctionnaires au niveau de la CEE. Les « cultures professionnelles », qui en général permettent une communication plus aisée parce qu'elles sont centrées sur un objet commun, ne semblent guère faciliter l'émergence d'une culture, au-delà des habitudes de travail, de l'existence de codes et de comportements communs. S'il suffisait que les échanges, les rencontres, les intérêts créent une identité européenne, celle-ci existerait depuis longtemps. Si pour la culture scientifique, ou technique, ou d'entreprise, les éléments communs qui justifieraient l'appellation de culture européenne se distinguent difficilement, on dene les obstacles pour toutes les autres formes de cultures moins spécialisées.
L'existence des industries culturelles n'est elle-même qu'une réponse partielle à la question de la culture européenne. Cènes celles-ci depuis cinquante ans mettent en valeur les points communs des cultures nationales, mais à condition que ceux-ci existent; elles ne peuvent ni les créer, ni les amplifier de manière volontaire.
Autrement dit, il faut renverser le raisonnement : les industries culturelles ne créent pas de culture commune, elles s'appuient sur celle-ci quand elle existe. Ce qui dans le cas de l'Europe renvoie moins à la culture européenne qu'à la culture occidentale.
A supposer que l'on puisse ici instiller de la volonté, le premier travail consiste à examiner honnêtement l'état des lieux et à ne pas se gargariser de ces mots qui rebondissent, de colloques en festivals, de symposiums en séminaires, et qui ne suffisent pas à créer pour autant cette fameuse Europe culturelle. Ou plutôt il n'y a pas de lien direct entre l'industrie culturelle autour de l'Europe et l'émergence d'une conscience culturelle européenne. Le thème de la « culture européenne - est un exemple typique des ravages d'une certaine mode, et des excès d'une logique de la communication qui consiste à croire, sur des sujets aussi difficiles, qu'il suffit de parler, de faire des références historiques, de brosser des grandes fresques ou de multiplier les incantations pour faire avancer la réalité. La réalité culturelle, plus peut-être que toute autre, est rétive à cette espèce de mise en scène poliùco-médiatique qui envahit l'espace européen. Pour le moment, les facteurs d'hétérogénéité sont plus nombreux que les facteurs d'unité. Par exemple, il n'existe pas d'imaginaire européen. Il y a des symboles européens, mais pas encore d'imaginaire, même si c'est sans doute par rapport à un certain imaginaire européen que le oui à Maastricht l'a finalement un peu partout emporté. S'il existe un élan indéniable à l'égard de l'Europe, cela ne constitue pas encore un imaginaire commun. De même, il n'y a pas d'humour européen, édemment parce qu'il n'y a pas de langue commune, mais surtout parce qu'il n'y a pas d'esprit commun, de références partagées, condition des raccourcis sur lesquels se construit l'humour commun. On ne rit pas de l'humour des autres. Cette vérité indéniable renvoie bien aux liens étroits entre histoire, souvenirs et valeurs partagés. Pas d'humour européen, parce que pas d'esprit européen. Alors qu'il y a un humour britannique, italien, allemand, en rapport direct avec les formes de cultures qui lui donnent naissance.
Il n'y a pas non plus de mythe fondateur européen. Il y a bien sûr des événements fondateurs dont le plus puissant est la volonté de ne jamais retomber dans les haines des deux guerres mondiales, mais ces événements sont partie prenante de l'histoire, et non de la mythologie. La mythologie à partir de laquelle est décrite l'émergence de l'Europe existe, mais il s'agit de mythologies historiques, pas d'un mythe fondateur qui pourrait aujourd'hui réunir les Européens au-delà de leurs différences '.
Et les exemples pourraient être multipliés. Ils n'ont pas pour objet de décourager toute réflexion et toute action dans le domaine culturel européen, mais de montrer la limite des mots.


5 - Les droits culturels


Cette complexité à définir ce qu'il en est d'une culture européenne, dans son homogénéité ou son hétérogénéité, se retrouve dans le mouvement connexe à celui des droits de l'homme qui se au travers de l'UNESCO à garantir les « droits culturels - comme une catégorie complémentaire indispensable.
Peut-on organiser rationnellement les droits culturels?
Au fur et à mesure que l'on entre dans l'examen des conditions concrètes de ces droits, on voit comment les conditions sociales et politiques sont rarement réunies, laissant dener le contenu conflictuel de cette revendication.
Toute la difficulté de ces droits culturels est qu'ils doivent satisfaire à des aspirations à la fois indiduelles et collectives '. Que faut-il entendre, aujourd'hui, par droit culturel ?


1. Le droit à l'identité culturelle.

- le droit à la liberté (libre choix culturel, les langues, des conctions)


- le droit au patrimoine

2. Le droit à la libre participation à la e culturelle.


- exercice des libertés de conscience et d'expression

- exercice des libertés à la création


- communiquer

- propriété intellectuelle


3. Le droit à l'éducation.

- éducation élémentaire et générale


- formation professionnelle

Ces droits culturels apparaissent d'un seul coup comme le double de notre tissu démocratique, ou plutôt la traduction concrète, dans et par la culture, de toutes les valeurs démocratiques.
On comprend que la question de ces droits, à peine posée, puisqu'elle l'est depuis quelques dizaines d'années, fasse l'objet de vrais conflits politiques. Les droits culturels sont en train de devenu-la ligne d'horizon de la démocratie, au sens où ils constituent une sorte de synthèse des traditions politiques démocratiques et des valeurs humanitaires. Inutile de dire que le formidable processus de définition de ces droits depuis une ngtaine d'années est à la fois la preuve d'un certain triomphe des idéaux démocratiques en même temps qu'il montre combien les régimes qui s'en réclament, et parfois depuis longtemps, ne les respectent pas toujours. Il y a loin de la coupe aux lèvres : la reconnaissance des droits économiques, politiques, sociaux ne signifie nullement la reconnaissance . naturelle » des droits culturels
L'antagonisme entre le caractère particulier, presque indiduel, du droit culturel et la référence universelle des droits de l'homme risque même de favoriser des irrédentismes culturels. Chacun risque d'en appeler au respect de ses « droits - conçus pour protéger les minorités, et renforcer ainsi un processus de repli identitaire culturel, menaçant la cohésion du groupe.
Le souci louable de défendre les droits culturels, notamment linguistiques, risque de rigidifier un peu plus un mécanisme institutionnel démocratique déjà rigide, où tout deent objet de droits et de devoirs - y compris en matière de culture '.
Il y a toujours quelque chose d'insaisissable dans la culture et qui s'échappe quand on veut trop la définir. Y compris pour la protéger. Il y a donc une contradiction entre un certain irénisme présidant à renonciation des droits culturels, et les conditions concrètes de leur exercice. L'exercice de « mes » droits culturels a toute chance de heurter ceux d'un autre, offrant ainsi une occasion sans fin d'arbitrage. En matière de culture, chacun se sent te la minorité de l'autre, et demande à en être protégé, obligeant ainsi à entrer dans un démarche juridique compliquée de définition des droits et des devoirs.
Les droits culturels, symboles les plus récents du triomphe des valeurs démocratiques, posent directement la question suivante : comment définir, dans le cadre de la culture européenne, une identité culturelle qui ne soit pas exclusive de l'autre ? C'est tout le problème posé par le mouvement « politiquement correct » aux Etats-Unis, où depuis une dizaine d'années, au nom du droit et de la défense des minorités sexuelles, ethniques, culturelles, certains craignent de voir s'installer une société de stricte cohabitation de communautés, défendant jalousement leurs droits et incapables de s'élever à une certaine sion de l'intérêt général. La protection des identités culturelles risque donc d'accentuer, pour les meilleures raisons démocratiques du monde, un mouvement * différencialiste *, où la protection de la différence l'emporte sur toute problématique de la collectité. Ce qui est paradoxal pour la culture qui par définition est expression et relation, c'est-à-dire justement reconnaissance de l'autre et relation avec lui.
De plus, le mouvement des droits culturels, tout en accentuant le processus d'institutionnalisation déjà puissant de la culture, risque de favoriser une sorte d'historicisme. En effet, pour définir et caractériser des droits culturels, il faut définir un sens, hiérarchiser les actités les unes par rapport aux autres, donc avoir une représentation cohérente de la culture. Il n'y a pas de droits culturels dans un espace totalement relatif. Ce qui, une fois de plus, risque de susciter des réactions de la part des pays - extérieurs . à l'Europe qui verront dans ces droits la mise en place d'une nouvelle hiérarchie.
Le paradoxe des droits culturels, au point de rencontre de la tradition indidualiste et de la tradition égalitaire, est de renforcer les risques de conflits entre plusieurs conceptions de la culture. Le droit culturel, joyau des droits démocratiques, peut devenir l'occasion d'un nouveau contentieux, non seulement entre le Sud et le Nord, mais aussi au sein même des sociétés développées. Ce serait l'arroseur arrosé.
Pourquoi évoquer le problème des droits culturels à peine en gestation ? Pour montrer la très faible marge de manouvre qui existe dès que l'on veut institutionnaliser la culture, y compris pour les meilleures raisons du monde, comme pour la construction de l'Europe démocratique. La culture reste un secteur d'actité imprésible.






Privacy - Conditions d'utilisation




Copyright © 2011- 2024 : IPeut.com - Tous droits réservés.
Toute reproduction partielle ou complète des documents publiés sur ce site est interdite. Contacter