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ECONOMIE

L'économie, ou l'activité économique (du grec ancien οἰκονομία / oikonomía : « administration d'un foyer », créé à partir de οἶκος / oîkos : « maison », dans le sens de patrimoine et νόμος / nómos : « loi, coutume ») est l'activité humaine qui consiste en la production, la distribution, l'échange et la consommation de biens et de services. L'économie au sens moderne du terme commence à s'imposer à partir des mercantilistes et développe à partir d'Adam Smith un important corpus analytique qui est généralement scindé en deux grandes branches : la microéconomie ou étude des comportements individuels et la macroéconomie qui émerge dans l'entre-deux-guerres. De nos jours l'économie applique ce corpus à l'analyse et à la gestion de nombreuses organisations humaines (puissance publique, entreprises privées, coopératives etc.) et de certains domaines : international, finance, développement des pays, environnement, marché du travail, culture, agriculture, etc.


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Les dimensions de la crise



Les dimensions de la crise
Chacun le reconnait désormais : la société contemporaine, qui aujourd'hui prend partout la forme de l'économie de marché/croissance et de la « démocratie » représentative, est en crise. Une crise très large et très profonde. Son universalité est précisément le trait crucial qui la différencie des crises passées : elle remet en cause simultanément la quasi-totalité des structures et des « significations » qui soutiennent les sociétés hétéronomes contemporaines, à l'Est comme à l'Ouest, au Nord comme au Sud. La crise actuelle remet en question non seulement les structures politiques, économiques, sociales et écologiques apparues avec la naissance de l'économie de marché, mais aussi les valeurs mêmes qui les ont maintenues, en particulier le sens qu'on a donné au Progrès depuis les Lumières et son identification partielle à la croissance.


Comme j'ai tenté de le montrer aux chapitres précédents, cette crise multidimensionnelle peut être attribuée aux institutions mêmes de la modernité qui, aujourd'hui, ont été étendues au monde entier. C'est la dynamique de l'économie de marché et de la « démocratie » représentative qui a conduit à l'actuelle concentration de pouir à tous les niveaux, et celle-ci est la cause ultime de toutes les dimensions de la crise actuelle. Mais examinons-les de plus près.


La dimension économique

Dans la problématique de ce livre, la concentration du pouir économique résultant des rapports marchands et de la dynamique « croitre ou mourir » de l'économie de marché a proqué une crise économique chronique, qui se traduit essentiellement, aujourd'hui, par l'énormité même de cette concentration. L'écart de revenus et de richesses est immense, non seulement entre le Nord et le Sud, mais aussi, dans le monde entier, entre les élites économiques et autres groupes sociaux privilégiés et le reste de la société.
Le Nord n'est toujours pas guéri de la crise apparue au milieu des années 1970, à la suite de la contradiction fondamentale créée par l'internationalisation de l'économie de marché et l'expansion parallèle de l'étatisme, au sens d'intervention active de l'État pour déterminer le niveau de l'activité économique (ir chapitre 1). L'élite transnationale qui a commencé à fleurir et prospérer grace à l'internationalisation de l'économie de marché s'est lancée dans un vaste effort pour amoindrir le rôle économique de l'État et pour libérer et déréglementer le marché, ce qui a déjà eu des conséquences dévastatrices sur la majorité de la population du Nord. Avec cette réduction radicale de l'étatisme, on a remonté le temps : on est revenu à la période antérieure au projet de « capitalisme à visage humain » lié à l'économie mixte et aux politiques keyné-siennes. Il en est d'abord résulté une gigantesque montée du chômage « visible », suivie par la phase actuelle d'emploi massivement mal payé. Cette élution s'explique par deux facteurs simultanés : la libéralisation des marchés du travail et un effort déterminé des élites au pouir pour réduire le chômage « visible », qui avait un coût politique élevé et discréditait totalement l'économie de marché/croissance. Ainsi, aux États-Unis, la « nouvelle économie » par excellence, plus de quarante-trois millions d'emplois ont été perdus de 1979 à 1995. Ils ont été pour l'essentiel remplacés, mais, comme l'indique une analyse des statistiques de la main-d'ouvre aux États-Unis, « le venin est dans la nature du travail de substitution. Il y a vingt-cinq ans, l'écrasante majorité des salariés licenciés retrouvaient un emploi aussi bien rémunéré que le précédent. Or les chiffres du département du Travail montrent qu'aujourd'hui 35 % seulement des salariés à plein temps licenciés finissent par trouver un emploi aussi bien ou mieux payé. [] Il en résulte la pire insécurité de l'emploi depuis la Grande Crise des années 1930' ». L'expérience des États-Unis a déjà été reproduite dans l'ensemble du Nord, notamment depuis que le modèle rhénan de capitalisme social de marché s'est effondré, comme nous l'ans vu au chapitre 2. On peut prédire sans risque d'erreur que la concurrence acharnée entre les pays de la Triade va créer partout la même situation : moins un chômage « visible » massif qu'un emploi mal rétribué sur des marchés du travail flexibles. Steve Fleetwood, de l'université de Lancaster, le souligne pour la Grande-Bretagne :
Ce que la flexibilité crée au Royaume-Uni, ce sont de mauvais emplois, et peut-être même une nouvelle forme de sous-emploi. [] Le Royaume-Uni n'est pas en train de résoudre le problème du chômage, mais de le transformer en un autre problème : celui de l'emploi de mauvaise qualité2.
Mais, à mon avis, la crise de l'économie de marché/croissance dans le Nord n'est pas l'élément décisif de la crise économique. Tant que la «société des 40%» se trouve reproduite d'une manière ou d'une autre, il est possible de siliser le système pendant sa recherche d'un nouvel équilibre, fondé sur l'exploitation des atouts technologiques du Nord et des faibles coûts de production du Nouveau Sud. J'estime que le facteur décisif de la crise économique, c'est que le système de l'économie de marché est intrinsèquement incapable - nous l'ans vu au chapitre précédent - de transformer l'économie de marché du Sud en une économie de croissance qui s'auto-entretient, comme celle qui s'est mise en place dans le Nord.
Le résultat de l'universalisation de l'économie de marché/croissance est donc la marginalisation d'une partie très importante de la population mondiale, qui contraint des millions de personnes à émigrer : elles quittent leur pays d'origine, au péril de leur vie, pour tenter désespérément de pénétrer illégalement dans le Nord. L'impuissance intrinsèque du Nord à créer au Sud des sociétés de consommation capables de s'auto-entretenir est la conséquence directe d'une réalité précise : la concentration du pouir économique et l'augmentation parallèle de l'inégalité dans le monde entier ne sont pas seulement des effets des économies de marché/croissance, mais aussi, nous l'ans montré, des conditions de leur reproduction. Autrement dit, il existe une barrière naturelle absolue qui rend impossible l'universalisation du type d'économie de croissance capitaliste du Nord.
Impossible pourquoi ? Faisons un calcul simple. On estime aujourd'hui que la population mondiale comptera plus de sept milliards de personnes en 20153. Pour que les habitants de toute la ète atteignent alors le taux d'utilisation de l'énergie par tête dont jouissent actuellement les populations des pays riches, il faudrait quadrupler la production énergétique mondiale (ou la multiplier par six si l'on ulait mettre tout le monde au niveau de consommation actuel des États-Unis)4 ! Ted Trainer s'est livré à un exercice du même ordre pour l'année 2070 :
Au vu des estimations des ressources potentielles d'énergie fossile et de minerais, si nous essayions d'accroitre la production jusqu'au point où tous les individus attendus sur la ète en 2070 - 10 milliards peut-être - pourraient air le niveau de consommation par tête dont jouit actuellement le monde riche, la totalité des combustibles fossiles et un tiers des minerais seraient épuisés vers 2040. D est fort peu probable que les sources d'énergie renouvelables parviennent à combler l'écart. Ce qui veut dire qu'il n'existe aucune possibilité de ir tous les êtres humains se hausser au niveau de consommation des ressources par tête qui caractérise aujour-d'hui les pays riches. Raisonner à partir du problème de l'effet de serre amène à la même conclusion. Si l'on veut empêcher la quantité de carbone dans l'atmosphère de continuer à augmenter, il faudrait réduire l'utilisation mondiale d'énergie pour 10 milliards d'êtres humains à une moyenne par tête qui représente 6 % seulement de la moyenne actuelle du monde riche L'analyse d'empreinte écologique5 révèle qu'alimenter un citadin du monde riche exige au moins 4,5 hectares de terre cultivable. Si 10 milliards d'êtres humains devaient vivre de cette façon-là, la surface cultivable requise représenterait environ huit fois l'ensemble des terres cultivables de la ète*.



La dimension politique
La concentration de la puissance politique a été le complément fonctionnel de la concentration de la puissance économique : comme la dynamique « croitre ou mourir » de l'économie de marché a concentré le pouir économique, la dynamique de la « démocratie » représentative a concentré le pouir politique. D'abord entre les mains des parlementaires dans la modernité libérale, puis encore davantage, aux dépens des parlements, entre celle des gouvernants des États et des dirigeants des partis de masse dans la modernité étatiste. Dans la modernité néo-libérale, les dynamiques de l'économie de marché et de la « démocratie » représentative ont uni leurs effets pour transformer la politique en « gestion de l'État »6, où des groupes de réflexion - les « analystes-système d'aujourd'hui » - conçoivent les politiques et leur mise en ouvre7. Une petite clique autour du Premier ministre (ou du président) concentre donc entre ses mains la totalité du pouir politique réel, en particulier dans les grandes économies de marché qui sont d'importantes composantes de l'élite transnationale. En outre, le déclin continu de la souveraineté économique de l'État s'accomne de la transformation parallèle des institutions publiques en simples administrations. La Banque centrale européenne est un exemple typique : elle contrôle désormais l'euro et prend des décisions cruciales sur la vie économique de millions de citoyens hors de tout contrôle politique.
D'où la «crise de la politique» que connait l'actuelle modernité néo-libérale : elle mine les fondements de la « démocratie » représentative et s'exprime par plusieurs symptômes qui constituent souvent une remise en cause implicite ou explicite des institutions politiques fondamentales (partis, élections, etc.). Citons notamment l'importance et en général la montée des taux d'abstention aux élections, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni ; les explosions de mécontentement, souvent sous la forme de violentes émeutes; la baisse des effectifs des partis; l'effondrement du respect pour les professionnels de la politique, au plus bas après les récents scandales financiers dans des pays comme l'Italie, la France, l'Esne, la Grèce et autres : ils ont achevé de persuader les gens que, pour l'immense majorité des hommes politiques - tant libéraux que sociaux-démocrates -, la politique n'est qu'un emploi, c'est-à-dire un moyen de gagner de l'argent et de rehausser son statut social.
La cause historique de l'actuelle apathie générale peut être ramenée à ce que Castoriadis appelait « l'inadéquation radicale, pour parler avec modération, des programmes où il [le projet d'autonomie] s'était incarné - que ce soit la république libérale ou le "socialisme" marxiste-léniniste8 ». Autrement dit, c'est dans l'inaptitude de la « démocratie » représentative à créer les conditions d'une authentique démocratie que l'on peut ir la cause ultime de l'apathie actuelle. Mais pourquoi cette crise s'est-elle faite particulièrement aiguë depuis une dizaine d'années? Je pense que la réponse est à chercher dans l'impact cumulé des changements de conditions « objectives » et « subjectives » qui ont marqué l'émergence de l'économie de marché internationalisée depuis le milieu des années 1970, notamment :
. l'internationalisation de l'économie de marché, qui a efficacement miné non seulement la capacité de l'État à contrôler les événements économiques, mais, par ie de conséquence, la croyance en l'efficacité de la politique traditionnelle ;
. l'intensification extrême de la lutte pour la compétitivité entre les pays de la Triade (Communauté européenne, Etats-Unis, Japon), qui a proqué l'effondrement de la social-démocratie et l'instauration du consensus néo-libéral, donc l'élimination de facto des différences idéologiques entre partis politiques ;
. les bouleversements technologiques qui ont conduit à l'actuelle société postindustrielle, et les bouleversements correspondants dans la structure de l'emploi et de l'électorat, qui, associés au chômage et au sous-emploi massif, ont entrainé le déclin de la puissance de la classe ouvrière traditionnelle, donc de la politique traditionnelle ;
. l'effondrement du «socialisme réel », qui a inspiré le mythe de la « fin des idéologies » et étendu la diffusion de la culture de l'individualisme promue par le néo-libéralisme.
Avec l'actuel consensus néo-libéral, les vieilles différences idéologiques entre la gauche et la droite ont disparu. Les élections sont devenues des concours de beauté entre dirigeants « charismatiques », soutenus par les appareils des partis. Ils s'affrontent pour attirer l'attention de l'électorat, mais c'est afin de mettre en ouvre des politiques qui constituent des variantes du même thème : maximiser la liberté des forces du marché en sacrifiant l'action sociale de l'État (démantelée à bon rythme) et son engagement pour le plein emploi (objectif irrécablement abandonné). De fait, dans les élections d'aujourd'hui, c'est la majorité « satisfaite » des « 40 % » qui décide9 ; la « classe inférieure » créée par le néo-libéralisme et l'automation n'y participe pratiquement pas. L'apathie de plus en plus nette à l'égard de la politique ne traduit donc pas, pour l'essentiel, une indifférence générale aux problèmes sociaux, due par exemple à la société de consommation, mais bien la perte de confiance, en particulier des milieux les plus défarisés, dans les partis politiques traditionnels et leur aptitude à résoudre les problèmes sociaux. Ce n'est évidemment pas par accident que l'abstention est en général la plus élevée dans les catégories aux revenus les plus faibles, qui ne ient plus aucune différence sensible entre la droite et la gauche, c'est-à-dire entre les partis néo-libéraux et sociaux-libéraux.
Le déclin du projet socialiste, après le double effondrement de la social-démocratie et du « socialisme réel », a lourdement contribué à détourner beaucoup de gens, en particulier les jeunes, de la politique traditionnelle. Au lieu d'être le catalyseur de la construction d'une politique nouvelle, non autoritaire, qui aurait poussé plus loin les idées de Mai 68, l'écroulement de l'étatisme « socialiste » à l'Est a simplement induit un repli général, particulièrement observable chez les étudiants, les jeunes enseignants, etc., dans le conformisme postmoderne, et un rejet de tout projet anti-systémique « universaliste ». Quant aux autres, dont le gros des classes défarisées, principales victimes de l'économie néo-libérale internationalisée, ils sont tombés dans l'apathie politique et le rejet inconscient de la société élie - qui s'est en général traduit par une vérile explosion de la criminalité et de la toxicomanie, et parfois par de violentes émeutes.
Néanmoins, la montée du « mouvement » antimondialisation indique clairement que la jeunesse d'aujourd'hui n'est nullement apathique face à la politique elle-même (au sens « antique » du mot : comme autogestion). Elle l'est seulement face à ce qu'on appelle aujourd'hui « la politique », c'est-à-dire le système qui permet à une minorité sociale (les professionnels de la politique) de déterminer la « qualité de la vie » de tous les citoyens. C'est parce qu'ils se sont aperçus que la concentration du pouir politique entre les mains d'un personnel politique professionnel et de divers « experts », en raison de la dynamique de la « démocratie » représentative, avait fait de la politique un métier que beaucoup de gens se sont éloignés de ce type de « politique »-là. Ne nous étonnons pas si les courants radicaux antisystémiques au sein du « mouvement » antimondialisation ont été implicitement pris pour cible dans l'actuelle «guerre contre le terrorisme », lancée par l'élite transnationale au lendemain des événements de septembre 2001 aux États-Unis.



La dimension sociale
L'économie de croissance a déjà créé une société de croissance, dont les principales caractéristiques sont le consumérisme, la vie privée, l'aliénation et leur résultat, la désintégration des liens sociaux. La société de croissance conduit inexorablement à une « non-société » : elle substitue des familles et des individus atomisés à la société, étape cruciale dans l'instauration complète de la barbarie. La crise sociale a été aggravée par l'expansion de l'économie de marché, sous sa forme internationalisée actuelle, dans tous les domaines de la vie collective. Chacun sait que le marché est le pire ennemi des valeurs traditionnelles. N'en soyons donc pas surpris : la crise sociale est la plus grave dans les pays où la marchéisation est la plus avancée. Et le lien entre les deux phénomènes devient évident lorsqu'on constate que ni les camnes du type « retour aux principes de base » (Grande-Bretagne), ni la montée de la religiosité, du mysticisme et autres tendances du même ordre (États-Unis) n'ont eu le moindre effet adoucissant sur les symptômes les plus évidents de la crise sociale : l'explosion de la criminalité et de la toxicomanie, qui a déjà conduit de nombreux États à abandonner de facto leur « guerre contre la drogue »10.
En Grande-Bretagne, par exemple, le taux de criminalité a d'abord mis trente ans à doubler : on est passé de 1 million d'« incidents » en 1950 à 2,2 millions en 1979. Mais il a plus que doublé dans les années 1980 et atteint 5 millions d'« incidents » dans les années 1990. Les élites dominantes réagissent à l'explosion de la criminalité en construisant davantage de prisons, même s'il ressort d'une étude du ministère de l'Intérieur britannique (corroborant des travaux du même ordre menés aux États-Unis et en Allemagne) qu'il faut augmenter la population carcérale de 25 % pour réduire le taux de criminalité annuel de 1 % " ! Un rapport récent du même ministère préit que la population carcérale en Angleterre et au pays de Galles va passer de 64 600 à 83 500 personnes en six ans. Ce qui veut dire que, sur 100 000 habitants, 153 seront alors en prison12. De même, les États-Unis ont mis deux cents ans ans pour élever leur population carcérale à 1 million, mais les dix dernières années leur ont suffi pour approcher les 2 millions, soit 680 détenus pour 100 000 habitants - un quart de la population carcérale mondiale ! En fait, l'explosion de la criminalité, comme le fait remarquer Martin Woolacott13, ressemble toujours plus à une insurrection dans les agglomérations du monde entier, et elle est traitée comme telle par les élites dominantes.
La concentration du pouir économique qu'a impulsée la mar-chéisation de l'économie n'a donc pas accru seulement les privilèges économiques de la minorité privilégiée, mais aussi son insécurité. C'est pourquoi la nouvelle classe supérieure s'isole dans des ghettos de luxe. Simultanément, la marchéisation et en particulier la flexibilité des marchés du travail ont accru l'insécurité de l'emploi - qui touche aujourd'hui tout le monde, sauf une toute petite élite de la classe supérieure. 11 n'y a donc pas lieu de s'étonner de ce constat de l'Organisation internationale du travail dans son rapport pour 2000 : le stress bat tous les records dans les économies de marché avancées, car l'institutionnalisation des marchés du travail flexibles a intensifié la pression des employeurs pour accroitre la productivité du travail.


La dimension culturelle

Pour mettre en place l'économie de marché, il a fallu balayer les cultures et les valeurs traditionnelles. Entreprise qui s'est accélérée au XXe siècle, avec l'extension au monde entier de ce système économique et de son rejeton, l'économie de croissance. Une dynamique d'homogénéisation culturelle à outrance est donc aujourd'hui à l'ouvre, qui non seulement exclut tout effort de complexification, mais ne cesse en fait de simplifier la culture : les villes se ressemblent de plus en plus, le monde entier écoute la même musique, regarde les mêmes feuilletons télévisés, achète les produits des mêmes marques, etc.
Ce processus d'homogénéisation culturelle, la montée de la mondialisation néo-libérale dans le dernier quart de siècle l'a poussé encore plus loin. C'est l'un des effets inéviles de la libéralisation et de la déréglementation des marchés, qui intensifient la marchandisation de la culture. Les communautés traditionnelles et leurs cultures disparaissent dans tous les pays du monde, dont les habitants sont mués en consommateurs d'une culture de masse produite dans les pays capitalistes avancés, et d'abord aux États-Unis. Dans le secteur du cinéma, par exemple, même les pays européens qui disposent d'une base économique et culturelle puissante ont dû renoncer de facto à leurs industries du film nationales, incapables de concurrencer la production cinématographique américaine bien plus compétitive.
L'apparition récente d'une sorte de nationalisme culturel dans de nombreuses régions du monde traduit donc un effort désespéré pour conserver une identité culturelle face à l'homogénéisation par le marché. Mais la marchéisation des flux de communication a déjà posé les bases d'une dégradation de la diversité culturelle en différenciation superficielle de type folklore. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les effets politiques de la commercialisation et de l'homogénéisation de la culture. L'expansion massive de la culture télévisée et sa monopolisation quasi totale par la sous-culture de Hollywood, par exemple, ont étendu au monde entier la fonction traditionnelle du cinéma hollywoodien : l'évasion hors des réalités.

La dimension idéologique
Les changements de paramètres structurels qui ont marqué le passage à la modernité néo-libérale se sont accomnés d'une grave crise idéologique, qui a remis en cause non seulement les idéologies politiques (ce que les postmodemes appellent péjorativement les « méta-récits d'émancipation ») et la raison « objective »14, mais la raison tout court, comme le montre l'épanouissement de l'irrationalisme sous toutes ses formes - de la reviviscence de vieilles religions comme le christianisme, l'islam, etc., à l'expansion de divers courants irrationnels comme le mysticisme, le spiritualisme, l'astrologie, l'ésotérisme, le néo-anisme et le New Age.
La montée de l'irrationalisme, en particulier, est un résultat direct de la crise de l'économie de croissance, dans ses versions tant capitaliste que « socialiste ». Comme j'ai tenté de le démontrer ailleurs, l'effondrement des deux grands projets de la modernité, le projet socialiste et le « développement », et la « crise de crédibilité » parallèle de la science depuis environ un quart de siècle ont joué un rôle crucial dans la popularité actuelle de l'irrationnell5.
La prise de conscience des effets sociaux du triomphe de la société de consommation, les conséquences écologiques de la croissance, l'impact économique de la mondialisation néo-libérale qui a aggravé la pauvreté et l'insécurité, l'échec parallèle du « développement » et l'homogénéisation culturelle ont éminemment contribué à la montée de l'irrationalisme dans le Nord et de divers fondamentalismes dans le Sud.


De plus, la crise de crédibilité de la science a systématiquement sapé de nombreuses vérités scientifiques, notamment celles qui fondaient nos « certitudes » sur l'interprétation des phénomènes économiques et sociaux. Cette crise a été particulièrement grave, car la science joue un double rôle dans la reproduction de l'économie de croissance. Un rôle fonctionnel, d'une part, dans la reproduction matérielle de cette économie, à travers sa contribution décisive à l'effort de maitrise du monde naturel et de maximisation de la croissance. Un rôle idéologique tout aussi important, de l'autre : elle justifie « objectivement » l'économie de croissance. Exactement comme la religion était autrefois essentielle pour avaliser la hiérarchie féodale, la science - en particulier les sciences « sociales » - est aujourd'hui capitale pour légitimer la société hiérarchique moderne. En fait, dès l'instant où la science a remplacé la religion comme vision du monde dominante, elle a justifié « objectivement » l'économie de croissance, dans ses versions tant capitaliste que socialiste. Néanmoins, la prise de conscience des effets de la croissance économique sur la nature, donc sur la qualité de la vie, a remis en cause le rôle fonctionnel de la science dans la promotion du Progrès. Quand la crédibilité des vérités scientifiques elles-mêmes - issues des sciences sociales orthodoxes ou de la science alternative du socialisme, le marxisme16 - s'est vue également contestée, l'heure de vérité a sonné pour l'idéologie de la croissance.
Mais ce n'est pas la science elle-même, et le rationalisme en général, qu'il faut accuser de la crise multidimensionnelle en cours, comme l'affirment en général les irrationalistes de tout poil. Comme la technologie, la science appliquée n'est pas « neutre » par rapport à la logique et à la dynamique de l'économie de marché. La science appartient à la tradition de l'autonomie par les méthodes qu'elle utilise pour élir ses vérités, et parfois même par son contenu (par exemple la démystification des croyances religieuses). Donc, ce qui s'impose aujourd'hui, ce n'est pas de jeter totalement par-dessus bord le rationalisme dans l'interprétation des phénomènes sociaux, mais de dépasser le rationalisme « objectif» (c'est-à-dire fondé sur des « lois objectives » de l'élution naturelle ou sociale) et d'élaborer un nouveau rationalisme démocratique, comme je m'efforcerai de le démontrer au chapitre 5.
De plus, je l'ai dit dans la section précédente, avec l'effondrement de l'étatisme socialiste et la montée du néo-libéralisme, la critique radicale du socialisme « scientifique », de l'étatisme et de la politique autoritaire n'a pas servi de catalyseur à une nouvelle expansion de la pensée de la gauche non autoritaire. La critique du scientisme a en fait été prise en charge par les penseurs postmodernes et s'est développée en relativisme généralisé, ce qui devait inévilement conduire à l'abandon de toute critique réelle du statu quo et à la théorisation du conformisme17.
Néanmoins, bien que les deux phénomènes - l'émergence de la mondialisation néo-libérale et la crise idéologique qui a engendré le postmodernisme et l'irrationalisme - se soient produits à peu près dans la même période, le dernier quart du xxe siècle, cela ne signifie pas qu'ils entretiennent une relation stricte de cause à effet, comme celle que postulaient lontiers les marxistes entre les changements de la base économique et ceux de la « superstructure ». Le postmodernisme, en particulier, s'est développé pour l'essentiel indépendamment des bouleversements structurels et économiques : il est né de l'association d'élutions parallèles aux niveaux épistémologique (la crise de l'« objectivisme » et du « scientisme »), idéologique (le déclin du marxisme au lendemain de l'effondrement du « socialisme réel ») et écologique (l'immense crise écologique qui fait gravement douter de la signification du Progrès).
Donc, l'actuelle modernité néo-libérale a déjà développé son paradigme social dominant18. Les événements de Mai 68 et l'effondrement du structuralisme marxiste ont joué un rôle crucial dans le développement du paradigme postmoderne, avec ses grands thèmes et ses grands rejets. Rejetée, la vision globale de l'histoire comme processus élutionniste de Progrès ou de libération. Rejetés, les « grands récits », en faveur de la pluralité, de la fragmentation, de la complexité et des « récits locaux ». Rejetés, les systèmes clos, l'essentialisme et le déterminisme, en faveur de l'incertitude, de l'ambiguïté, de l'indétermination. Rejetées, l'« objectivité » et la « vérité », en faveur du relativisme et de la mise en perspective. En raison de ces tendances fortes, et notamment de l'influence que le rejet postmoderne du projet univer-saliste a eue sur les « nouveaux mouvements sociaux », nous sommes aujourd'hui confrontés à la fin du type ancien de mouvement antisystémique, moyen d'expression principal de la lutte sociale depuis cent cinquante ansl9.

La dimension écologique
La crise écologique, qui se traduit par la dégradation rapide de la qualité de la vie, résulte directement de la détérioration continue de l'environnement par l'économie de marché et l'économie de croissance qu'elle engendre. Ce n'est pas par hasard que la destruction subie par l'environnement depuis qu'existe l'économie de croissance, dans ses versions tant capitaliste que socialiste d'État, est sans commune mesure avec l'ensemble des dégats cumulés que lui ont infligés les sociétés antérieures. En rappelant que, dans le cadre de l'économie de croissance, la principale forme de pouir est économique, et que la concentration du pouir économique passe par une lutte incessante des élites dirigeantes pour dominer les êtres humains et le monde naturel, on a largement expliqué la crise écologique en cours. C'est dire que, pour la comprendre, nous ne dens pas inquer uniquement l'actuel système de valeurs et les technologies qui en résultent (comme le suggèrent les environnementalistes et les partisans de l'«écologie profonde »), ni les seuls rapports de production capitalistes (comme le proposent les écomarxistes), mais bien les rapports de domination qui caractérisent une société hiérarchique fondée sur le système de l'économie de marché et l'idée de maitrise du monde naturel dont il est porteur.
S'il en est bien ainsi, l'humanité est aujourd'hui confrontée à un choix crucial entre deux solutions tout à fait différentes : celle du « développement durable » et ce que nous pourrions appeler la solution « écodémocratique ». Selon la première, les causes de la crise écologique sont le système de valeurs dominant et les technologies utilisées, et elle suppose naïvement qu'un changement massif de ces valeurs et technologies est possible : il suffirait de persuader les gens qu'il est nécessaire. Cette solution n'est pas seulement soutenue par le courant central du mouvement vert, mais aussi par les éléments « progressistes » de l'élite transnationale, car elle se situe dans le cadre institutionnel actuel de l'économie de marché et de la « démocratie » représentative, qui lui parait aller de soi. Selon l'autre option, la solution écodémocratique, les causes de la crise écologique sont à chercher dans le système social lui-même, fondé sur la domination institutionnalisée (et pas seulement l'exploitation économique) de l'homme par l'homme, et l'idée de maitrise du monde naturel qu'elle implique. Il est évident que cette solution exige des formes d'organisation sociale reposant sur la répartition égalitaire du pouir politique et économique. D'où l'intérêt d'examiner la pertinence du projet démocratique aujourd'hui.





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